Herbarium

Fanny Giniès, 2019

Depuis l'Antiquité, l'image de la fleur est associée à une symbolique double et ambivalente. Annonciatrice de la future naissance du fruit, la fleur est un symbole d’espérance en même temps qu’un hommage à la richesse et la beauté de la nature dont le cycle éternellement se répète. Mais à mesure qu’elle se flétrit, cette dernière peut aussi exprimer la fragilité de l’existence humaine et l’inanité des biens terrestres, engageant ainsi un rapport réflexif avec l’idée de notre propre mort. Contempler une vanité est une piqûre de rappel douceâtre qui nous convainc de l’urgence qu’il y a à savourer l’instant présent.

Avec ferveur et minutie, des générations d’artistes – peintres flamands du XVIIème siècle en tête, se sont emparés de ce sujet inépuisable qu’est la fleur, se livrant tantôt à des études précises d’après nature tantôt à des compositions plus expressives et fantasques. La volonté de s’inscrire dans un lignage artistique guide les pas de Gaël Davrinche depuis le début de sa carrière. Imprégné du travail des grands maîtres l’ayant précédé mais aussi des genres picturaux traditionnels, il n’a de cesse d’aller puiser dans l’Histoire la substantifique moelle qui nourrira sa propre pratique.

Lorsqu’il entame en 2011 la création d’une série d’œuvres nouvelles, nommée Memento Mori, sans doute n‘a t-il pas idée qu’il est en train de dérouler un fil qui viendra encore guider sa production jusqu'à ce jour. Habité alors d’une angoisse exacerbée par les menaces écologiques pesant sur notre planète, il peint des rangées de fleurs sur des toiles monumentales qui, atteignant parfois les 6 mètres de longueur, accentuent l’impression de démesure face à la nature. Y succèdent au fil des ans les bouquets flous de la série Nebulae puis les gerbes romantiques de la série Nocturnes, qui forment le cœur de cet ensemble fleuve que l'artiste nomme son Corpus Botanica.

Motif obsessionnel s'il en est, la fleur rejaillit aujourd'hui sous l'aspect d'un Herbarium dans lequel Gaël Davrinche énumère à l'huile sur papier une grande variété de spécimens végétaux.  De prime abord, l'on songe aux planches botaniques naturalistes telles que popularisées par l'aquarelliste belge Pierre-Joseph Redouté, dit le « Raphaël des fleurs ». Néanmoins, Davrinche se départit ostensiblement des deux aspects les plus essentiels à cet exercice, à savoir la visée expressément scientifique de l'œuvre et la rigueur millimétrée du trait. S'il conserve la nomenclature latine des différentes espèces dans la dénomination de sa propre production, c'est afin d'accentuer la distorsion entre hommage à la tradition et liberté prise dans l'interprétation graphique. La diversité de morphologies des fleurs est en effet pour lui un prétexte au dessin-même, à des jeux d’optique et de matières.

Le retour aux questions essentielles, opéré par l'Herbarium, trouve son expression dans un style mêlant modération et maestria. Exit dès lors les jaunes dorés, rouges flamboyants, verts chlorophylle et bleus cobalt dont les accents séducteurs maculent ses peintures sur toile. Tiges, feuillages, fruits, fleurs sont ici saisis d'une seule teinte – le noir, sur une feuille apprêtée de couleur crème. Ce choix de l'économie de la couleur permet à l'artiste de se concentrer sur la forme pure, qu'il vient explorer, remanier, ressasser inlassablement, produisant trois ou quatre variantes de la même fleur s'il estime n’avoir pas suffisamment approfondi l’investigation picturale. Au gré de cet exercice de déstructuration, l'approche comme le trait se font plus organiques. Cette facture instinctive et gestuelle met en exergue un processus de travail engagé dans un questionnement permanent des possibilités de la peinture.

Faisant le choix d'une méthode d'exposition sérielle, où les murs sont couverts à touche-touche de dizaines de dessins, Davrinche compose un paysage bichrome captivant mais aussi alarmiste. En effet si chaque fleur, dans l'expression de sa multiplicité plastique, a son existence propre, l'ensemble n'évoque-t-il pas d'un point de vue allégorique la disparition des écosystèmes dont les chercheurs dénoncent l'accélération ? Suivant les sujets, la surface du papier se voit tantôt brossée d'un lavis gris presque transparent, tantôt au contraire chargée d'une épaisse couche picturale. La matière noire, doublée d'une charge sémantique ténébreuse, évoque alors irrémédiablement la crasse et la viscosité du pétrole. Témoin d'un désastre naturel d'origine trop humaine, Davrinche tente à son échelle, comme ils sont tant d'autres à le faire, de sensibiliser les esprits, portant en lui l'infime espoir peut-être d'infléchir le cours des choses.

Il replace de fait la double question de l'héritage et de la transmission au centre de son travail. En tant qu'artiste d'une part, puisqu'il maintient bien vivantes certaines pratiques créatives séculaires propres à la représentation du monde qui nous entoure. Puis en tant qu'homme à l'écoute de son temps d'autre part, soucieux de la teneur des modes d’action et de pensée présentement mis en place au bénéficie des générations futures. De sorte que son Herbarium n'illustre pas les premières mesures d'un Requiem æternam floribus.