Textes & interviews

Botanica

Julien Verhaeghe, 2023

Artiste du XXIe siècle, Gaël Davrinche développe une pratique picturale qui s’attarde sur l’histoire de la peinture académique, ses traditions et sa dimension figurative. Nombre de ses réalisations se décrivent comme des « tableaux de fleurs », dont témoigne la huitaine de séries composant le corpus Botanica. Toutefois, de nos jours, le « motif » floral a perdu de son à-propos, relégué au second plan au tournant du XXe siècle par d’autres conceptions artistiques plus « modernes », et emporté par le déclin de la peinture figurative au profit de nouvelles formes d’expression plastique.

Mais le propre de l’œuvre de Gaël Davrinche est, justement, d’entreprendre une peinture figurative qui s’inscrit dans un dialogue entre passé et présent, en adoptant une approche citationnelle et une sémantique du détournement. Ceci d’autant plus dans cet autre grand pan de son œuvre, le corpus des Portraits, qui chronologiquement précède Botanica, dans lequel sont sollicitées des œuvres emblématiques du genre (comme avec les séries Revisités ou Under the Skin). L’artiste intervient en incorporant une composante plastique qui dénature délibérément une œuvre originale connue : par l’ajout d’objets anachroniques, iconoclastes ou dépréciateurs, par l’intercession d’une touche résolument expressive, ou en employant un traitement pictural évoquant le dessin d’enfant. Avec le corpus Portraits, le tour de force repose dans la faculté de Gaël Davrinche à faire reconnaitre un chef-d’œuvre académique, tout en s’appliquant à l’altérer. Il semble affirmer que ce qui fait l’essence d’une représentation repose moins sur la correspondance exacte avec la réalité que l’instillation d’un cadre de pensée. Par la même occasion, ces portraits revus par l’artiste jouent avec les contours flous de la mémoire et de la connaissance d’un éventuel observateur.

Se faisant, en est-il de même avec le corpus Botanica, en matière d’image mentale et d’archétype, lorsque le dit observateur est invité à se confronter non plus à des visages, mais à des arrangements floraux ? Cet échange entre passé et présent est-il du même ordre dans l’un et l’autre corpus ?

L’hypothèse examinée suggère que les compositions du corpus Botanica, si elles se réfèrent à une certaine tradition de la peinture, le font moins en vue d’une réappropriation historique et critique, parfois ironique, que dans l’objectif d’en revenir à des explorations formelles. Explorations qui alors permettent de méditer sur l’essence même de la peinture.

Rappelons tout d’abord que le genre de la « Nature morte », et à travers elles, les « peintures de fleurs », est depuis André Félibien au XVIIe siècle, au dernier rang dans la hiérarchie des genres. Ce qui a pour conséquence d’amoindrir l’intérêt qu’on a pu lui porter, tant chez les historiens de l’art que dans la mémoire collective. Aussi, Diderot, représentant emblématique de la critique d’art, a pu être élogieux vis-à-vis de Jean Siméon Chardin, tandis que d’autres tels que Claude-Henri Watelet déclame à son sujet qu’il a pu être un « très grand peintre dans un petit genre ». Revenir à la « peinture de fleurs » chez Gaël Davrinche peut dès lors s’apparenter à la volonté de redonner ses titres de noblesse à une approche jadis mésestimée, comme pour réparer une divagation de l’histoire. Toutefois, l’évocation de Chardin en dit davantage, car ce qui est salué par Diderot est la faculté qu’a le peintre de s’emparer de la « matière picturale » pour faire illusion, c’est-à-dire de s’abstraire de préceptes intellectuels, voire moraux, pour se concentrer sur le sensible de la peinture, et la capacité de cette dernière à rendre vie à partir de ce qui reste inerte. Autrement dit, peu importe le cadre, le contexte, encore moins les codes et conventions.  Ce qui compte, comme on l’observe dans les peintures florales de Gaël Davrinche, est la « picturalité » de la peinture, soit la mise en œuvre de ses caractéristiques propres, en vue d’accomplir sa tâche fondamentale, à savoir, faire face au réel.

Les séries des corpus Botanica et Portraits, en matière d’allusion au passé, diffèrent dans leur nature. Alors que les peintures dans Portraits aspirent, dans les grandes lignes, à revisiter une histoire culturelle, celles de Botanica entreprennent plutôt de se déréférencer, c’est-à-dire de s’éloigner un tant soit peu du commentaire, de l’analyse et de la comparaison. Se faisant, elles se donnent la possibilité d’adopter des approches formellement plus exploratoires, tout en conservant leur motif originel, celui des fleurs. D’une certaine façon, les peintures florales de Gaël Davrinche deviennent des terrains d’exercice, rappelant que la « Nature morte » et, avec elle, les « peintures de fleurs », a jadis servi d’échappatoire, voire de prétexte à la pratique picturale.  Autrement dit, la « Nature morte » a constitué un moyen pour les artistes d’expérimenter ou de parfaire leur technique, de manifester leur talent en s’emparant de motifs complexes. Somme toute, elle a permis aux peintres de s’éloigner de la nécessité parfois un peu grandiloquente de traiter des grandes trames de l’Histoire, des dignes représentants de leur époque, ou bien de momentanément délaisser des scènes de genre afin que le regard ne s’attarde plus sur la dimension narrative de la peinture, mais sur la peinture même.

Ceci étant dit, en quoi précisément les compositions de Botanica reviennent-elles sur quelques fondements de la peinture ? Notons au préalable qu’une telle exploration s’entreprend selon deux versants a priori antinomiques. D’un côté, il est question pour le peintre de concevoir des possibilités nouvelles ; de l’autre, il s’agit pour lui de revenir à des topos élémentaires. Ces deux versants sont comme les deux facettes d’une médaille.

Par exemple, avec la série des Focus, il est difficile de temporellement « situer » les peintures qui en sont issues, en raison de la propension de l’artiste à n’extraire qu’une parcelle des compositions originales qui ont servi de modèles. Cette démarche limite le processus de reconnaissance chez le regardeur, et invite ce dernier à s’intéresser davantage aux aspects formels de ce qui lui est donné à voir. Les compositions de la série Focus en effet cadrent étonnement « serré » autour des fleurs, les bords de la toile découpant l’espace représenté de façon à donner l’impression d’avoir affaire à une image photographique plutôt qu’à une toile peinte. D’autant plus que des « zones » de réserve blanches agrémentent les silhouettes florales, contribuant à la facture abstraite des compositions. En procédant ainsi, la « peinture de fleurs » sort de ses « gonds » historiques et minimise sa dimension symbolique ; elle se fait expérimentale. Pourtant, en simultané, les Focus comme d’autres séries telles que Macula ou Springtime, affirment une vivacité du geste, le « heurté de la touche », pour évoquer une intuition de Ludovic Vitet à propos d’Eugène Delacroix, contribuant à cette impression de « non-fini » qui, dans le contexte de la Querelle entre Classiques et Romantiques au XIXe siècle, se distingue de la préciosité convenue des représentants de la peinture académique, lesquels, au contraire, ne conçoivent l’art qu’en termes d’exactitude et de précision. De même, l’utilisation de teintes particulièrement vives, associées à une gestuelle énergique, en plus de mentionner le caractère passionné du romantisme pictural, suggère cette autre Querelle, celle du coloris, qui en opposant Poussinistes et Rubénistes au XVIIe siècle, a surtout pour enjeu de déterminer ce que doit être la peinture. En d’autres termes, chez Gaël Davrinche, la peinture médite sur elle-même en s’emparant des truismes conceptuels qui ont permis de discuter de sa nature.

Gaël Davrinche semble ainsi réactualiser les débats d’antan, en donnant l’impression de se positionner en faveur d’une approche « moderne », comparativement aux partisans d’une conception de l’art davantage versés dans la tradition et l’ancien.

Aussi, d’autres topos sont mis en évidence dans Botanica, comme le travail de l’imagination, avec les séries Nebula et Nocturne, lorsque sont sollicités des univers indistincts, propices au mystère et à la rêverie, presque musicaux. Ou bien la nature de l’acte de perception, telle qu’elle est mise en exergue, toujours avec les Nebula, mais aussi les Macula, lorsque les fleurs aux contours incertains, émergeant des fonds fuligineux, perdent en consistance à mesure que le regardeur plisse les yeux.

Mais c’est peut-être le topos de la Mimesis qui, en se positionnant comme l’une des trames centrales du corpus Botanica, permet à ce dernier d’être réellement évocateur des fondements de la peinture. Certaines compositions en effet insistent de manière subreptice sur la nécessité pour une peinture florale de correspondre à ce qu’elle dépeint, notamment les Nocturnes, les Memento Mori ou plus encore les Herbarium, qui évoquent les planches botaniques du XVIIIe siècle, où rigueur et précision sont au service de la connaissance rationnelle. Dans le principe même d’une « peinture de fleur », on s’attend à ce que la correspondance avec le réel soit quasiment totale. D’autres compositions au contraire s’éloignent du projet mimétique, en proposant une facture plus expressionniste, ou en se posant à la limite de l’abstraction, ainsi qu’évoqué plus tôt avec les Macula, ce qui entre autres achève de stimuler un imaginaire poétique plus à même de suggérer l’évanescence et l’inéluctabilité face à la mort. Ici, l’exactitude d’une correspondance avec la Nature est minorée, car ce qui importe, somme toute, est le caractère élusif de ce qui est peint.

Chacune des compositions de Botanica semble réverbérer la question mimétique, parfois de façon frontale, d’autres fois de manière souterraine. Que ce soit au niveau de la touche, du principe de reconnaissance, ou de sa dimension expressionniste. Pour se convaincre du caractère originel de la Mimésis, il faut se rappeler qu’au 1er siècle de notre ère, Pline l’Ancien n’avait d’autres grilles de lecture, lorsqu’il rapporte la vie des artistes de l’Antiquité dans son Histoire Naturelle, que l’évaluation du caractère illusionniste des œuvres peintes. Selon l’auteur romain, plus une peinture se fond avec ce qu’elle représente, plus elle est réussie. De manière aussi essentielle, Aristote souligne dans la Poétique, quatre siècles avant notre ère, que lorsque l’on reconnait, à la vue d’une image, non plus un amas de taches colorées, mais la représentation de telle ou telle chose, qu’elle soit vile ou agréable, nous éprouvons du plaisir. Or, le plaisir n’est-il pas au fondement de toute chose ? Que les fleurs soient synonymes d’affliction ou d’allégresse, ne sont-elles pas, malgré tout, gracieuses ?

En regardant les Botanica de Gaël Davrinche, nous sommes invités à éprouver ce plaisir intrinsèque à la peinture. Toutefois, si les effluves colorés et les touches virevoltantes manifestent une idée de la jubilation, chez le peintre comme chez l’observateur, les fleurs renvoient aussi à la beauté de la nature ou aux cycles des saisons. Elles sont emblèmes d’expériences plaisantes, et l’expérience esthétique est l’une de ces expériences plaisantes. En un sens, ce que l’artiste nous invite à considérer avec les Botanica est que les fleurs sont davantage que des sujets artistiques. Elles pourraient bien être le motif pictural par excellence.

 3- Aristote, Poétique, tr. Pierre Hardy, « On se plaît à la vue des images parce qu’on apprend en les regardant et on déduit ce que représente chaque chose, par exemple que cette figure c’est un tel. », 4, 1448b.

Entretien Amélie — Gaël

Amélie Adamo, 2022

Entretien Gaël Davinche/Amélie Adamo. Atelier de Montreuil, mai 2022.

1 – Gaël, avant Carrouges, tu avais déjà exposé au château de Maisons-Laffitte : qu’est-ce que cela signifie, à tes yeux, d’exposer dans un monument historique qui a une âme, une histoire ? Comment cela inspire-t-il le choix des œuvres que tu montres et d’éventuelles créations nouvelles ?

Le fait de ne pas exposer dans un White Cube, c’est évidemment une expérience particulière. Un château a une histoire et ses murs ne sont pas faits initialement pour accueillir des œuvres d’art contemporain. Il y a une espère d’opposition, de dichotomie : une tension s’opère entre deux univers aux temporalités différentes.

Ce que j’essaie de faire, c’est de raisonner par rapport aux œuvres anciennes déjà présentes dans chaque lieu. A Maisons-Laffitte, j’avais réagi à des portraits anciens qui étaient dans les collections du château. Ici, à Carrouges, il est possible que je revisite un portrait présent dans la collection et que je réalise aussi un trumeau au-dessus d’une cheminée, dans la chambre royale. Mais l’essentiel de l’exposition privilégiera des œuvres existantes.

Avec l’administrateur du château, nous avons désiré privilégier la question du Portrait. Par évidence, puisque beaucoup de portraits font partie des collections. Nous avons choisi des œuvres aux approches très diversifiées, qui interrogent le genre du Portrait à différents endroits : codes sociaux, représentation réaliste ou non, plongée dans l’intériorité ou jeux avec les apparences du « m’as-tu vu ». De facture très libre ou plus retenue et classique, cette interrogation sur le genre du portrait entre en résonance directe avec les collections du château. Des collections qui elles sont classiques et liées à la famille qui possédait le lieu. Il y a là une façon de se jouer d’un code, somme toute très figé à l’époque, et de montrer d’autres possibles.

Aux côtés de ces Portraits, nous avons aussi choisi de montrer des représentations de fleurs. Une autre manière de dialoguer avec l’histoire du château. Parce que, comme beaucoup de château, celui de Carouges est perdu en pleine nature. A travers mes propositions de fleurs, l’exposition fait écho à cette nature et se réfère aussi de manière directe à la tapisserie, celle d’Aubusson ou d’ailleurs. Il y a dans mes tableaux de fleurs des fonds qui dégoulinent, qui font penser à cette maille constitutive de la tapisserie. Il y a une volonté de s’intégrer, de raisonner avec l’histoire du site d’accueil.

2 – Quel lien y-a-t-il, à tes yeux, entre la figure et la fleur ? Comment s’opèrent les glissements entre ces sujets ? Peint-tu des fleurs comme on peint un portrait ?

Au début, j’ai travaillé le portrait jusqu’à le pousser dans ses plus grands réalismes, dans une série intitulée « Portrait et accessoires ». Je jouais la carte d’un genre qui n’existe plus : le Portrait de commande. C’est pour ça que les personnes portraitisées étaient affublées d’un accessoire incongru, comme un Pot de chambre chinois sur la tête ou une boîte de polystyrène autour du col. Mes peintures les révélaient à la fois sous leur meilleur profil et en même temps jouaient la carte de l’autodérision.

Ensuite, comme avec les séries « Kalashnikov » ou « Under the Skin », je me suis intéressé à un portrait qui était plus gestuel, plus vociférant, plus libre. Il y avait là une déconstruction du portrait, si bien que cela devenait quasiment abstrait. C’était une explosion de couleurs sur les quatre coins de la surface du tableau. C’est comme ça que j’ai basculé vers un univers qui permettait une totale explosion de couleurs : ce fut le domaine du floral.

Et même si on est dans le domaine du floral, on pourrait presque imaginer que ce sont des Portraits de fleurs, en effet. Par ailleurs, la série des fleurs s’appelle « Memento Mori ». Ces peintures pouvaient faire écho au contexte environnemental actuel, à l’idée de la pollution diluée, lavée, dans une espèce d’espoir d’une nature meilleure, d’une action de l’homme améliorée. Mais ça renvoyait avant tout à la notion de Vanité : « Souviens-toi que tu es mortel ». Comme dans le portrait, la fleur suggère la fragilité, l’inquiétude. Oui, nous ne sommes que de passage.

Il y a aussi une relation directe dans la façon de portraitiser soit les fleurs soit certaines figures, avec une économie de moyens. Très souvent, dans mes œuvres, la lumière est non peinte, c’est-à-dire qu’elle provient du fond blanc de la toile qui apparait en réserves. C’est une façon de faire un peu antagoniste avec la façon classique de peindre à l’huile où justement les blancs, comme chez Rembrandt ou Georges de La Tour, sont très empâtés et sont les lumières du Clair-Obscur. Chez moi il s’agit de la réserve. Je vais essuyer, nettoyer la toile pour essayer de récupérer cette lumière de départ. On pourrait dire une lumière principielle. Une lumière incréée, avant l’acte de peinture.

Ce qui finalement réunit le domaine du floral et du Portrait c’est la vraie question de la peinture : à savoir que le sujet n’est pas le sujet. Enfin disons que la couleur et la matière peinture l’emportent sur le sujet initial. Alors par exemple, dans le Portrait, il n’y a quasiment plus de représentation de la personne. La façon de peindre fait qu’on ne distingue quasiment plus ni les yeux ni la bouche. On ne peut plus identifier l’individu. Le prétexte est un choix de couleurs, comme c’était déjà le cas d’ailleurs au XVII siècle, avec par exemple certains portraits de Van Eyck …

3 – Dans ta peinture, la question des maîtres justement est particulièrement vivante. De Van Eyck à Ingres, tu les revisites souvent. Peux-tu revenir sur ce dialogue et expliquer la nature du regard que tu poses sur la peinture ?

Le fait de revisiter les classiques de l’Histoire de l’art a toujours été, pour moi, une façon d’apprendre à peindre dans une grande diversité de problématiques. Je me suis surtout aperçu que le sujet était rarement le sujet. Surtout quand les artistes du passé faisaient un autoportrait. Je pense par exemple à Van Eyck que j’ai cité tout à l’heure et que j’ai revisité en peinture. Là, dans cet Autoportrait, intitulé « L’homme au turban rouge », clairement Van Eyck s’en fout de se peindre lui réellement. Ce qui compte c’est cette espèce de grand turban rouge qu’il a sur la tête, c’est cette touche de couleur qui est déjà une forme d’abstraction. Ce rouge sur le fond noir. Le sujet n’est qu’un prétexte à cette relation des deux couleurs, le rouge sur le noir. Très souvent dans la peinture, je m’amuse à essayer de retirer la substantifique moelle du tableau que je revisite pour l’extraire et l’exagérer complètement. Pour la remettre en avant, avec une forme de dérision, de liberté qui est inhérente à notre époque. Puisqu’avant, surtout avant Cézanne, il y avait des codes très marqués. Ce n’était pas figé, il y avait une très belle liberté d’expression, mais il subsistait des codes très classiques.

4 – Le sujet n’est pas le sujet, soit. C’est la peinture. Mais il demeure toutefois, à travers le choix de tes sujets, quelque chose de significatif : un attachement à la figure humaine. Comment perçois-tu cela ?

Le fait de s’attacher au portrait, qui est un des genres les plus présents, avec la Nature, dans l’histoire de la peinture traditionnelle, c’est déjà un questionnement sur soi-même. Peindre l’autre, c’est peindre soi. C’est s’interroger sur qui on est. C’est peut-être aussi éviter le sujet, sans complètement s’en dédouaner. Le fait de s’intéresser au portrait est une façon de continuer à apprendre à se confronter aux maitres anciens. Mais je me dirige de plus en plus vers une forme d’abstraction. Quand je peins, il y a des petites touches de couleurs qui ne sont pas complètement liées au Portrait mais qui résonnent avec lui et grâce auxquelles l’œil circule dans le tableau. Ça donne au tableau un équilibre qui me satisfait. Je sens que petit à petit c’est cette notion là qui prend le pas sur tous les sujets que je peins, que ce soit le floral, le portrait ou le paysage. Clairement, je me dirige vers une forme de liberté liée à l’abstraction. C’est la couleur, le geste, le dessus, le dessous, le fond qui revient sur la forme. Tout ce qui fait le vrai questionnement de la peinture : ce par quoi tu arrives à faire tenir un tableau.

5 – Cette liberté de la peinture, comment transparait-elle, dans les « Finger Paintings » dont certaines pièces seront présentées à Carrouges ?

Avec cette série de petits formats, je n’ai pas voulu utiliser de pinceaux mais seulement mes doigts trempés dans la couleur. Je me suis posé cette question : qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui avec une économie totale de moyens ? Avec la main, de la couleur, une surface. Tout comme pouvaient le faire nos ancêtres dans les grottes préhistoriques. Cette série interroge l’histoire de l’art depuis le pariétal à aujourd’hui. La question du corps, du gestuel, y est très importante. D’une autre façon, c’est comme quand je peins certains grands formats, c’est très physique, presque athlétique, je peux être complètement épuisé. Il y a une urgence, une rapidité d’exécution.

6 – Le rapport physique au modèle réel est-il essentiel dans ton approche du Portrait ?

Le modèle réel, en vrai, je l’affronte mais pas dans le temps de la peinture. Pour les « Portraits et Accessoires », je l’affronte au travers d’une prise de vue photographique. Cela peut être à l’atelier, où j’ai des lumières chaudes et froides qui me permettent d’avoir des nuances de couleurs sur le visage qui sont bien plus accrues qu’en lumière naturelle. Cela m’aide à m’affranchir de quelque chose de trop fade, pour pousser les couleurs, les tons. C’est un prétexte à la couleur. Cette prise de vue est assez longue, elle peut donner lieu à une centaine de photos parfois. Ensuite j’en choisis une qui m’intéresse pour l’expression du modèle, sa vivacité, sa fraicheur, sa fatigue… Puis il y a le temps de la réinterprétation, qui n’est pas face au modèle. Je ne travaille pas comme Matisse, qui adorait en séance de travail à l’atelier s’approcher du modèle, pour ressentir sa peau, son odeur. C’est intéressant car finalement on ne le voit pas du tout dans sa peinture mais il aimait ça.

7- Tu utilises donc la photographie en amont du travail de peinture, comme base. Qu’est-ce qui différencie, à tes yeux, la peinture de la photographie ?

Je pense que dans la peinture, il y a une liberté plus grande que dans la photo. Bien sûr en photo, on peut intervenir sur la lumière, le cadrage, rephotoshoper. Mais une prise de vue passe par le prisme d’un objectif, donc il y a une objectivité qui est liée à la photo. En peinture, le peintre peut avoir la volonté de tendre vers une ressemblance, d’aller vers une objectivité mais il peut aussi complètement la contourner. C’est ce que j’aime le plus, ne pas être dans une représentation objective.

Pour les séries « Kalachnikov » et « Under the Skin », par exemple, j’ai utilisé des photos Noir et Blanc. Ce qui m’intéressait c’était de partir d’un archétype particulier : un positionnement du corps, un attribut, quelque chose de très identifiable comme une chevelure très raide et longue ou des cheveux courts et hirsutes. A partir de cette base, qui me permettait de différencier chacune de mes peintures, j’allais ensuite m’affranchir de la ressemblance. Les yeux, le nez, la bouche, placés pas forcément aux bons endroits : tout devenait un vaste fouillis.

8 – Parmi les peintures exposées à Carrouges, l’Autoportrait est aussi présent. Comment t’inscrits- tu dans cette histoire-là, entre la dérision d’un Warhol et la profondeur d’un Rembrandt ?

J’ai réalisé des autoportraits où je joue en effet avec l’autodérision. Tantôt affublé d’un carton ondulé sur la tête, comme si j’étais parti dans les champs, explorer la nature, comme le ferait Van Gogh pour peindre ses paysages, à la recherche d’un sujet. Tantôt avec un pot de chambre chinois, en dandy mode chinoise. Ou parfois, dessiné avec des oreilles de porc : façon de se jouer de l’art de montrer son meilleur profil.

Mais comme chez Rembrandt, il y a aussi une quête d’intériorité. Il y a chez lui, la question de la lumière, qu’il cherche sans artifice. Et puis il y a toute la série des Orientaux où il s’affuble d’accessoires, délirants, il s’amuse, se déguise. J’adore aussi le déguisement, me jouer des codes vestimentaires. Il y a chez moi un côté fantasque. Se déguiser pour fuir une réalité ou pour vivre une chose extraordinaire, s’émanciper des codes. J’aime m’amuser et que chaque jour soit différent. La question de l’Autoportrait est souvent liée à ça.

9 – La peinture produite par les peintres de ta génération est volontiers hybride, de nature très hétérogène, elle mêle les écritures, passant d’un réalisme très poussé à un matiérisme très libre. Comment expliques-tu cela ?

Nous avons accès à toutes les possibilités de représentations. Nous sommes gavés d’images dans une totale diversité. Notre époque est complètement décomplexée. Elle ne veut pas se limiter à une seule partie du champ des possibles. Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir jouer d’un grand classicisme, de quelque chose d’éduqué, d’un grand savoir-faire. J’ai besoin de cette zone de calme, de repère, qui peut rassurer autant le peintre que celui qui regarde. Et en même temps, j’ai besoin de pouvoir être décomplexé par rapport à ce genre, hérité de la renaissance, et qui a été disloqué par les modernes, Cézanne, Picasso et d’autres. Ce serait dommage de ne pas utiliser toutes ces voies nouvelles.

 

C’est aussi une question d’énergie. Parfois j’ai envie de calme, je vais tendre vers des choses plus longues à élaborer. Parfois cette précision et cette lenteur m’agacent, j’ai besoin d’hurler, d’éclater, alors je pars sur des formats plus grands, plus gestuels. Il y a un rapport direct avec ce que je ressens, au moment où je le ressens. Avec mon état d’âme, avec ce que je traverse. Une série peut parfois durer plusieurs mois. Ça s’arrête quand j’ai le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Apparaissent alors de nouvelles problématiques que je veux aborder.

Dans toute mon approche de la peinture, s’il y a une telle diversité d’écritures, c’est parce que je peins pour ne pas m’ennuyer. C’est pour que chaque jour soit unique. La monotonie d’un métier où on fait toujours la même chose, ça m’angoisse complètement. Dans la peinture, j’ai envie de me surprendre, d’explorer des choses jamais explorées. De voir ce que l’on est capable de faire, quels sont les endroits de résistance, comment les contourner. C’est de ne pas m’ennuyer et de m’amuser aussi. L’autodérision c’est ce qui me permet de ne pas trop sacraliser la peinture. J’aime bien que cela soit frais, pas trop sérieux. Même si l’œuvre pèse et a quelque chose de respectable, évidemment. La peinture c’est de vivre chaque jour quelque chose d’extraordinaire. C’est ce qui m’a poussé à peindre. N’avoir aucune contrainte. C’est un voyage initiatique la peinture, un voyage de vie.

10- Dans ce voyage, demain, te prendrait-il l’envie d’explorer d’autres médiums que la peinture ?

Tout à fait, Ça fait 20 ans que j’ai le désir d’explorer la sculpture. Récemment, l’achat d’un nouvel espace particulièrement vaste va me permettre d’enfin matérialiser ce désir. J’ai quelques idées, des choses que je pressens. Comme le désir d’aborder la sculpture sur des bases assez classiques dans le sujet. Je vais sculpter des personnages mais de manière très libre. Je pense qu’il y aura sans doute des échos à la sculpture africaine dans laquelle il y a une grande interprétation. Mais il sera question de n’en reprendre que les codes, pas les formes. J’imagine qu’il y aura quelque chose d’assez monolithique. D’assez vertical. C’est ce qui fait le sujet du portrait : la verticalité. Je vais commencer par ça. Et je sais que j’aimerais mêler le plan, avec la ronde bosse : faire des choses en aplat et d’autres en volumes. Même si, en sculpture, l’aplat nécessairement devient un volume mais il peut se lire quand même comme un plan.

Je me suis toujours interrogé sur le rapport peinture/sculpture chez Cy Twombly. Ça n’a rien à voir, d’un point de vue formel, si ce n’est dans une approche de radicalité de ne pas définir des formes concrètes. Dans la peinture, il est dans une forme de gribouillage. Et dans la sculpture, il est dans une forme de non sculpture, un volume qui presque n’en serait pas un, qui ne dirait rien. Il y a chez lui, une volonté de ne pas décrire les choses, même si on peut parfois associer ce qu’on voit à un bateau, à des fleurs…Il y a une volonté de rester dans quelque chose d’inhérent à chaque médium : la trace pour elle-même dans la peinture, et le volume pour lui-même dans la sculpture. Ces questionnements m’intéressent.

Comme dans ma peinture, je pense que j’aborderais différents modes d’expression au sein d’une même sculpture. Il y aura sans doute plusieurs matières, qui s’accumuleront.

Après ce qu’il restera de tout ça, c’est la pratique qui le décidera ! … Je ne sais pas ce que cela va devenir…

La peinture veut avoir un nom

Olivier Kaeppelin, 2021

Gaël Davrinche peint des portraits, il peint aussi des natures mortes ou des fleurs. Il peint des grands sujets classiques de la peinture. Peut-être les peint-il parce que ces sujets le captivent, parce que d’un point de vue perceptif, sensuel, il trouve l’élan pour peindre grâce à eux. Peut-être ces sujets ne l’intéressent-ils pas, pour eux-mêmes, mais pour leur histoire, les figures qui signifient sa véritable passion : la peinture ? La peinture comme forme, matière, composition, la peinture comme être vivant dont il cherche le cœur, quelles que soient les apparences dont elle se pare. La peinture comme interlocutrice, peut-être à la manière de Gasiorowski qu’il admire, comme « un personnage » que celui-ci avait nommé, en se servant d’un anagramme extrait de son nom de famille, KIGA. Fragment de Worosis Kiga, anagramme de Gasiorowski dont Gaël Davrinche a fait deux superbes portraits, grâce auxquels il nous signale qu’il assume l’héritage, conceptuel et pictural, dont il continue, à sa manière, de vivre l’esprit.

Dans cette aventure, tout peut-être prétexte pour se retrouver face à la peinture, à ses flux, ses pouvoirs critiques libérant une énergie vitale, générant des rythmes épiques comme des séductions silencieuses, des dépenses extrêmes qui, s’additionnant les unes aux autres, créent des zones de calme infini, où seule demeure la délectation esthétique.

A ce sujet Gérard Gasiorowski avait ces mots regardant, je crois, le travail de Gaël Davrinche : « Je me tiens au plaisir de peindre la peinture. Une énergie de tous les instants à dépenser tous les possibles. Rien ne doit être retenu, échangé, racheté. Cette attitude confine à l’isolement mais je me tiens assez bien, je crois, hors des convenances sociales et de leurs fosses communes. »1 Aujourd’hui, au sein de son exposition de portraits, Gaël Davrinche se tient, bien loin des convenances et de leurs fosses communes. Sans que cela ne soit jamais ni pastiche, ni caricature, il s’inspire de la peinture flamande, Rembrandt ou, simplement, d’un genre d’époque, situé en Europe du nord. Il le fait avec le pinceau, le fusain ou la craie. Les sujets sont « maltraités » parfois ridiculisés. Ils portent les caractères des « grotesques », sans plus de convenances, que le peintre révèle avec cruauté. J’y vois un engagement contre la peinture de commande. Il y déploie une critique franche, aiguë, qui utilise tous les moyens. Il pratique un dépeçage qui ne cache pas sa violence. Il donne vie à une peinture contre un état de la peinture. Etrangement dans un même tableau l’ironie incisive se mêle à une nostalgie de la beauté plastique.

Par ces élégies dédiées aux puissances magiques de la surface picturale, Gaël Davrinche nous entraîne d’un « carnage », d’un chaos, à une jouissance sensuelle de « blancs » fascinants par leur richesse et leurs nuances infinies. La teinte est posée sur la toile en un geste qui n’est jamais une citation. S’il est l’héritier de l’époque moderne, il est, avant tout, un geste complexe qui se comprend aussi bien grâce à la technique des portraits de Frans Hals qu’aux traitements des teintes blanches chez Miquel Barceló ou Gérard Garouste, dans un mépris total des conventions. La peinture dans les tableaux de Gaël Davrinche est l’expression d’un voyage, d’un trajet, la manifestation d’un être de peinture à un autre, comme dans ce tableau intitulé « Fillette à la colombe », animé parce que l’on peut appeler, à la suite d’Augustin Berque ou Marc-Alain Ouaknin le « trajectif ». Le peintre passe, sans que l’on puisse déceler de césures, de Rembrandt à Marlène Dumas sans oublier Manet. Il ne s’agit pas d’une addition de formes mais au contraire de ce qui les lie les unes aux autres pour « faire tableau », c’est-à-dire un dispositif conçu pour nous interroger et nous faire face. Il en est de même, mais d’une toute autre manière pour l’œuvre intitulée M. Arnolfini 2 où le noir est traité avec une vision et une facture totalement contemporaine. Le chapeau du tableau de Jan van Eyck est, ici, une abstraction disproportionnée, signifiant bien autre chose qu’Arnolfini au regard absent. Il est désormais entraîné par un vortex, nous éloignant de l’exercice du portrait. Il dissout la dualité la partition de l’œuvre d’origine (époux et épouse) pour créer, par le mouvement, une figure synthétique livrant un être ambivalent féminin comme masculin.

J’imagine Gaël Davrinche considérant le fait que ce tableau est un tableau de rupture, un des premiers tableaux non-hagiographiques en Occident pour s’accorder toutes les libertés.

Sous le vocable M. Arnolfini 2 il créé une figure où cependant le couple ne fait qu’un. La peinture, par son économie propre, sa transgression du modèle devient une nature « en soi » ayant le pouvoir de changer, de créer des genres et des règnes, de les assembler à sa guise. Dans le féminin se lit le masculin et les circonstances qui les entoure. La peinture est ici, envolée, excroissance. Nous comprenons que les austères époux Arnolfini lui ont abandonné leur place de « sujet ». Ici, la peinture, sa substance et son esprit commandent. Elle dissout les règles et porte d’autres promesses, d’autres savoirs que ceux d’une histoire de l’art qui voit la peinture lui échapper ; les savoirs d’un peintre qui sait que l’interprétation est sans fin et qui partage, je crois cette opinion de John Coltrane : « Il y a toujours de nouveaux sens à imaginer, de nouveaux feelings à ressentir. Et toujours il est nécessaire de garder purs ces ressentis et de sonner de telle sorte que nous puissions vraiment voir ce que nous avons découvert dans cet état virginal. De manière à voir de mieux en mieux ce que nous sommes »2. Voir de mieux en mieux ce que nous sommes à travers cette série de portraits n’est-ce pas le désir de Gaël Davrinche. Il le fait, à partir de figures ou de genres de l’histoire de l’art (les grotesques, les portraits bourgeois, les portraits symboliques ou psychologiques…). Il le fait, à partir, de photographies ou d’observations directes. Dans ces rapports aux objets, mis en scène, je pense à Arcimboldo (L’attente, l’Innocence révélée, Baudruche) ou au contraire, dans une recherche de la sensation pure, à Vuillard, Bonnard (Sunset), par son usage singulier de la couleur, à Munch (Incarnation, Précieuse) ou encore à Markus Lüpertz et plus près de nous à Jonathan Meese. Gaël Davrinche se sert de tout ce qui lui est nécessaire, pour s’approcher du vrai qu’il cherche. Il joue, il jongle, avec dextérité. Avant tout, il cherche « à voir de mieux en mieux ce que nous sommes » et plus il avance dans son aventure, plus il me donne le sentiment d’aller chercher « sous la peau » la vérité du sujet. La couleur s’introduit dans les corps, les visages (Tie and dye) pour, de manière chirurgicale, les mettre en pièce, les faire surgir, énergumènes, dans leur nature animale (Kalachnikov 03). La peau est une frontière que la peinture traverse, pour, après « être passé », de la débiter, la décomposer – la recomposer, pour avec ces lambeaux, la sculpter ou la refaire apparaître à la surface comme dans cet étonnant autoportrait de 2014 ou dans « The disagreeing bridesmaid ».

Gaël Davrinche pénètre au sein des corps représentés, jusqu’aux entrailles, jusqu’aux os de la peinture. Il les réunit, au premier plan grâce à des touches nerveuses ou des écoulements de couleurs intenses, qui viennent du fond comme des nappes phréatiques affleurant. Ses portraits se construisent sur ce paradoxe qui consiste, pour atteindre la vérité du portrait, à la masquer pour la révéler, à la dissimuler, pour mieux faire « jaillir » matériellement un cœur signifiant qu’il scrute. C’est en ce sens qu’il joue avec le masque. Le masque qui, en latin, se dit « persona » qui livre autant qu’il cache le caractère de l’acteur. « Persona ardent oculi histrionis » écrit Cicéron. « Les yeux de l’acteur lançant des flammes à travers le masque » comme dans bon nombre de peintures de Gaël Davrinche. « Masque et personne » fusionnent, se mêlent pour déceler le réel du portrait. Ce réel ne concerne pas que l’individu, la seule identité psychologique ou l’esthétique d’un modèle dessiné appartenant à une iconographie. Non, il s’agit, comme nous l’avons dit, en citant John Coltrane, de tenter de « savoir de mieux en mieux ce que nous sommes ».

« Ce que nous sommes » ? Pour répondre à cette interrogation, il est sans doute bon de rappeler, aussi, que la décennie 2012-2022 a été marquée par une tension extrême et c’est ce qu’incarne la série Kalachnikov original.

Commençons, pour une fois, par les titres, par les mots. Nous savons à quoi ils renvoient : montée des violences, attentats, destructions, atteintes graves à la personne. Ce pourrait n’être que rhétorique et lettre morte mais l’expérience de la peinture, est, tout autre qui incarne cet état. Depuis plus de vingt ans « l’humaine condition » est en proie à l’éparpillement, la dissolution. A nouveau le corps est l’objet de manipulations, de démembrements, de charniers dans des situations extraordinaires, comme dans le fil ordinaire des jours. L’époque met en péril l’intégrité profonde de notre identité physique et mentale. Il est urgent de représenter, d’incarner cette inquiétante dispersion mais aussi, par le dessein têtu de la peinture de matériellement l’empêcher.  Elle est, aujourd’hui, comme le montre une nouvelle génération de créateurs, un des acteurs essentiels de la création. Elle est une des rares pratiques qui, quel que soit la crise des catégories rappelle l’importance du visage humain. Gaël Davrinche est un de ceux-là qui sait que cette question est un enjeu primordial. Sans illusions ni complaisance sa peinture donne à voir, avec une sorte de rage, un combat pour maintenir l’intégrité du visage à travers des traits ou une substance picturale. Cette lutte, il la peint, non pour la décrire mais pour la vivre, trace après trace, touche après touche. Il s’agit d’empêcher que ce lieu, la chair, le corps de cette face ne se défasse. Y-a-t-il plus « sacré » qu’un visage ? Intouché ou déchiré, il est maintenu vivant par la peinture ou plus précisément par un papier, une toile, un cadre qui perd alors son statut d’objet pour devenir « un vivant », plus vivant que chacun d’entre nous.

À la figure

Henri Guette, 2021

Ce qui a longtemps fait la valeur d’un tableau, c’était le nombre de figures qu’il représentait. Selon la hiérarchie des genres établie par l’Académie des Beaux-Arts au XIXème siècle, la peinture d’histoire était au sommet parce qu’elle permettait d’exprimer différents caractères, de mettre en action un ou plusieurs personnages. Le portrait venait ensuite et occupait une place à part matérialisant une relation entre le peintre et son modèle, le commanditaire et l’artiste. C’est tout le paradoxe des portraits de Gaël Davrinche que d’interroger ses modèles, sans se plier à leurs contraintes. L’intérêt de Davrinche pour le portrait vient lui aussi d’un face à face, d’un dialogue avec les portraitistes qui l’ont précédé . Un dialogue de maîtres, en somme, et une manière de rejouer la tradition. Dans la série des Revisités, on trouve aussi bien des peintres italiens comme Raphaël, que flamands comme Rembrandt, et de différentes époques puisqu’il s’agit bien d’aborder une tradition de la représentation. On reconnaît très vite les toiles dont s’est inspiré l’artiste et c’est peut-être même là que se trouve l’enjeu de ce travail. L’art moderne a déplacé les enjeux de pouvoirs et de représentations du portrait en permettant aux peintres de s’affranchir de la commande. A partir de l’avènement d’une peinture abstraite, qu’est donc devenu la place d’un visage en peinture et la notion d’individualité ?

Si derrière la représentation d’un visage, l’enjeu est celui de la reconnaissance que dire de l’Homme au turban rouge ou de l’Homme au chaperon bleu de van Eyck ? L’identité des modèles s’est effacée derrière les accessoires qui ont jusqu’aux titres influé sur l’histoire de l’art. Ce sont ces mêmes accessoires dont se saisit Gaël Davrinche pour faire le cœur de sa composition. Le peintre commence la toile par une disproportion de bleu ou de rouge, manière de rappeler qu’un portrait est avant toute chose une suite de parti pris sur le plan du dessin comme celui de la couleur. Un portrait est avant tout l’affirmation d’un peintre et de sa technique comme le montrent ces actes de bravoure picturale, panaches de gestes qui interpellent de loin.

En interprétant le motif des Ménines de Velasquez à différents moments de sa carrière, Picasso affirmait la possibilité d’un dialogue constant avec les maîtres, voire la nécessité de toujours revoir, de regarder à nouveau les tableaux que l’on serait tenté de canoniser. Dépositaire d’une instruction académique, le peintre espagnol n’a cessé d’expérimenter et a souvent déclaré qu’il lui avait fallu “toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant”. Gaël Davrinche qui n’a jamais caché sa fascination pour les dessins d’enfants poursuit maintenant depuis 2006 sa série des Revisités.  En reprenant des tableaux – plusieurs fois, dans certains cas – il montre qu’on ne saisit jamais la totalité d’une œuvre, mais aussi combien un regard peut changer. Il n’y a rien d’anodin dans le fait que les portraits que Gaël Davrinche commence à peindre de ses contemporaines ne viennent qu’une fois cette série commencée. La série Kalashnikov, commencée plus tard en 2012,  influe aussi beaucoup sur la manière de concevoir l’atelier et réaffirme l’importance des Revisités à la fois comme une colonne vertébrale et un réel espace de jeu.

L’humour, comme possibilité d’accéder à plusieurs lectures, est très présent dans Les Revisités. On le voit dans cette manière presque cubiste de redessiner le visage de la Grande Odalisque d’Ingres. On le voit dans cette manière surréaliste d’apposer des lettres à une image après le fameux LHOOQ que Marcel Duchamp accolait à la Joconde. Gaël Davrinche fait coexister des temporalités différentes dans son travail, ce qui le rend si vivant. Chaque peinture de la série est très indépendante et fait ressortir une vision propre aux tableaux qui l’inspirent. Ce qu’il reste de l’Olympia dans les peintures de Gaël Davrinche, c’est ainsi ce chat noir aussi discret que signifiant, la queue dressée, dans la peinture de Manet. Occupant tout l’espace, il redistribue la place des personnages dans l’image et bouscule la lecture réaliste consacrée du tableau. Un plaisir d’historien de l’art, mais aussi une intelligence dans la façon de se saisir de ces monuments.

Il ne faudrait pas réduire les tableaux de Gaël Davrinche à l’exercice que pouvait être la copie académique. Pas plus qu’il ne faudrait limiter à de simples analyses de peintures anciennes par un peintre contemporain. Les Revisités engage l’artiste dans une recherche à chaque fois différente, en témoigne le contraste entre le rendu d’un costume flamand de Van Eyck ou celui de la chair d’un tableau de Boucher. Le portrait de Louise Bourgeois par Robert Mapplethorpe amène dans cette optique le peintre à travailler d’après une photographie noir et blanc et à chercher un système d’équivalence et d’équilibre chromatique. En mettant l’emphase sur un détail plutôt qu’un autre, il affirme aussi une vision qui ne prétend jamais à l’objectivité.

Les grands formats de Gaël Davrinche ont pour particularité de correspondre à la taille maximum d’une toile que le peintre peut embrasser. Cette mesure, très physique et tactile, rapproche encore l’approche du peintre de celle d’un enfant puisqu’il s’agit de toucher une image, de la prendre pour soi et face à elle de s’affirmer. La façon dont le peintre joue de la réserve montre une très grande conscience du sujet de la toile à venir quand le jeu avec les tâches montre une faculté à composer avec la vie de l’atelier.  Les Revisités témoignent d’une aventure personnelle de la peinture encore redoublée par la façon dont le peintre pose à côté de ses toiles pour le photographe Maxime Dufour. De la même manière que Rembrandt s’amusait à passer des turbans ou des costumes de scène, Gaël Davrinche multiplie les poses et les costumes, signe qu’un peintre a toujours plus d’une figure.

Des fleurs en hiver

Grégoire Prangé, 2020

Pour sa seconde exposition à la galerie Provost-Hacker, Gaël Davrinche propose une sélection de dessins et peintures issues de ses recherches picturales les plusrécentes, autour de la fleur. Autant de manifestations d’un vaste projet entrepris il y a une dizaine d’années, le Corpus Botanica. Plus précisément, l’exposition présente des œuvres issues de trois séries. Les Nocturnes d’une part, huiles sur toile aux couleurs éclatantes, les Mille fleurs d’autre part, aux feuilles et pétales comme jetés sur la toile, et l’Herbarium enfin, ensemble de dessins au noir intense. Ensemble, ces pièces donnent à voir l’amplitude du champ de recherche et d’expérimentation du peintre.

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Toujours elle nous échappe, et pourtant jamais ne s’éloigne.

La fleur ne se peut saisir, à peine notre main a-t-elle effleuré sa délicate surface qu’elle se consume déjà sous nos doigts meurtris. Tout nous attire chez elle, couleurs flamboyantes, lignes virtuoses, finesse du trait, douceur du pétale, fragilité de sa présence au monde, surtout. Symbole de vie et de mort tout à la fois, la fleur qui germe porte en elle sa propre consomption, et nous revient en mémoire ce mot merveilleux de Paul Celan, Aschenblume, « fleur de cendre », magnificence d’un cycle renaissant.

Nature morte par excellence, memento mori du sublime, la fleur est omniprésente dans l’histoire de l’art, des bouquets de Brueghel aux tournesols de Van Gogh, des toiles de Bosschaert aux multiples de Warhol, des tulipes de Monet aux pivoines de Manet. Arum, Oeillet, Lys, Dahlia, Jonquille, Iris ou Giroflée, de la fleur, Gaël Davrinche a appris les multiples noms. Il s’est plongé dans cet emblème de la peinture avec la frénésie du jeune amant, toile après toile, dessin après dessin, en a exploré les nuances, parcourant les méandres de sa propre séduction.

Une fleur épanouie c’est d’abord une explosion de couleurs, voilà peut-être ce qui en premier lieu arrête l’œil du peintre, qui voit ici sa palette mise à l’épreuve. Trésors de composition, délices picturaux, les bouquets peints par Davrinche dans cette série des Nocturnes sont tous tirés des chefs d’œuvre de la peinture flamande des XVIe et XVIIe siècles. C’est en redécouvrant ce pan de l’histoire de l’art à l’Hospice Comtesse de Lille qu’est né son intérêt pour la peinture florale. Il en tire aujourd’hui des images, qu’il recadre et reprend, comme point de départ de ses propres expérimentations. La peinture se déploie alors, parfois léchée parfois brossée, plutôt sage ou résolument téméraire.Toujours sensible.

Derrière la couleur, qui en premier frappe le regard, il y a le trait. La fleur repose sur une structure complexe, forte et fragile à la fois, une ligne subtile qui ne manque pas d’alerter le dessinateur. Pour explorer ses potentialités structurelles, Gaël Davrinche oublie la couleur et se concentre sur le dessin, à l’huile noire sur papier apprêté. Il part des planches de Pierre-Joseph Redouté – surnommé le Raphaël des fleurs – sublimes dans leurs précision mimétique. Mais, ne cherchant pas à les reproduire parfaitement, ces lignes, il les dessine à l’aide d’un manche à balais. Ce qui l’intéresse ici, c’est la manière dont le trait peut venir se libérer à travers un tracé parfois hasardeux. Au fil des planches – réalisées par dizaines – c’est le dessin lui-même que nous voyons s’exprimer, le peintre lui a laissé un espace de liberté.

C’est finalement cette question de l’espace de liberté, donnée essentielle de toute expression artistique et poétique, qui transparaît des processus mis en place par Gaël Davrinche. Quelqu’il soit, le geste créatif se déploie dans un environnement contraint, et c’est au sein de cet espace que peut ensuite s’exprimer la liberté. Cela, le peintre l’a bien compris, au point d’en faire le procédé systématique de la série des Nocturnes, son protocole. À partir de l’image collectée, il détoure des silhouettes, qu’il reporte sur la toile.

Des fleurs, ce sont les contenants, les limites, la zone dans laquelle se déploient ensuite toutes fantaisies formelles. Une fois ces silhouettes dessinées – les macules – il peint le fond d’une couleur uniforme, puis seulement s’attaque à la fleur, libère son geste pour capter son essence, ou bien le dose pour mimer sa présence, brosse pour intensifier le mouvement, du bout des doigts froisse le pétale, d’un revers de pinceau étire une tige, d’un geste saccadé en intensifie la vie. Parfois, un aplat coloré vient remplir la macule, il apporte de la lumière à la toile. Parfois maitrisée, la touche frise l’hyperréalisme. Parfois libéré, le geste frôle l’expressionnisme. Au sein de la toile, ces macules forment toutes des espaces de liberté, des zones de création, et ensemble donnent à voir une œuvre parfois kaléidoscopique, mais toujours équilibrée.

Enfin, du cœur de ces toiles-univers, de leurs profondeurs intouchées, surgit la lumière. Elle provient des espaces laissés en réserve, des zones de toile restées vierges se fraye un chemin jusqu’à la surface. L’œuvre s’illumine de l’intérieur.

Herbarium

Fanny Giniès, 2019

Depuis l’Antiquité, l’image de la fleur est associée à une symbolique double et ambivalente. Annonciatrice de la future naissance du fruit, la fleur est un symbole d’espérance en même temps qu’un hommage à la richesse et la beauté de la nature dont le cycle éternellement se répète. Mais à mesure qu’elle se flétrit, cette dernière peut aussi exprimer la fragilité de l’existence humaine et l’inanité des biens terrestres, engageant ainsi un rapport réflexif avec l’idée de notre propre mort. Contempler une vanité est une piqûre de rappel douceâtre qui nous convainc de l’urgence qu’il y a à savourer l’instant présent.

Avec ferveur et minutie, des générations d’artistes – peintres flamands du XVIIème siècle en tête, se sont emparés de ce sujet inépuisable qu’est la fleur, se livrant tantôt à des études précises d’après nature tantôt à des compositions plus expressives et fantasques. La volonté de s’inscrire dans un lignage artistique guide les pas de Gaël Davrinche depuis le début de sa carrière. Imprégné du travail des grands maîtres l’ayant précédé mais aussi des genres picturaux traditionnels, il n’a de cesse d’aller puiser dans l’Histoire la substantifique moelle qui nourrira sa propre pratique.

Lorsqu’il entame en 2011 la création d’une série d’œuvres nouvelles, nommée Memento Mori, sans doute n‘a t-il pas idée qu’il est en train de dérouler un fil qui viendra encore guider sa production jusqu’à ce jour. Habité alors d’une angoisse exacerbée par les menaces écologiques pesant sur notre planète, il peint des rangées de fleurs sur des toiles monumentales qui, atteignant parfois les 6 mètres de longueur, accentuent l’impression de démesure face à la nature. Y succèdent au fil des ans les bouquets flous de la série Nebulae puis les gerbes romantiques de la série Nocturnes, qui forment le cœur de cet ensemble fleuve que l’artiste nomme son Corpus Botanica.

Motif obsessionnel s’il en est, la fleur rejaillit aujourd’hui sous l’aspect d’un Herbarium dans lequel Gaël Davrinche énumère à l’huile sur papier une grande variété de spécimens végétaux.  De prime abord, l’on songe aux planches botaniques naturalistes telles que popularisées par l’aquarelliste belge Pierre-Joseph Redouté, dit le « Raphaël des fleurs ». Néanmoins, Davrinche se départit ostensiblement des deux aspects les plus essentiels à cet exercice, à savoir la visée expressément scientifique de l’œuvre et la rigueur millimétrée du trait. S’il conserve la nomenclature latine des différentes espèces dans la dénomination de sa propre production, c’est afin d’accentuer la distorsion entre hommage à la tradition et liberté prise dans l’interprétation graphique. La diversité de morphologies des fleurs est en effet pour lui un prétexte au dessin-même, à des jeux d’optique et de matières.

Le retour aux questions essentielles, opéré par l’Herbarium, trouve son expression dans un style mêlant modération et maestria. Exit dès lors les jaunes dorés, rouges flamboyants, verts chlorophylle et bleus cobalt dont les accents séducteurs maculent ses peintures sur toile. Tiges, feuillages, fruits, fleurs sont ici saisis d’une seule teinte – le noir, sur une feuille apprêtée de couleur crème. Ce choix de l’économie de la couleur permet à l’artiste de se concentrer sur la forme pure, qu’il vient explorer, remanier, ressasser inlassablement, produisant trois ou quatre variantes de la même fleur s’il estime n’avoir pas suffisamment approfondi l’investigation picturale. Au gré de cet exercice de déstructuration, l’approche comme le trait se font plus organiques. Cette facture instinctive et gestuelle met en exergue un processus de travail engagé dans un questionnement permanent des possibilités de la peinture.

Faisant le choix d’une méthode d’exposition sérielle, où les murs sont couverts à touche-touche de dizaines de dessins, Davrinche compose un paysage bichrome captivant mais aussi alarmiste. En effet si chaque fleur, dans l’expression de sa multiplicité plastique, a son existence propre, l’ensemble n’évoque-t-il pas d’un point de vue allégorique la disparition des écosystèmes dont les chercheurs dénoncent l’accélération ? Suivant les sujets, la surface du papier se voit tantôt brossée d’un lavis gris presque transparent, tantôt au contraire chargée d’une épaisse couche picturale. La matière noire, doublée d’une charge sémantique ténébreuse, évoque alors irrémédiablement la crasse et la viscosité du pétrole. Témoin d’un désastre naturel d’origine trop humaine, Davrinche tente à son échelle, comme ils sont tant d’autres à le faire, de sensibiliser les esprits, portant en lui l’infime espoir peut-être d’infléchir le cours des choses.

Il replace de fait la double question de l’héritage et de la transmission au centre de son travail. En tant qu’artiste d’une part, puisqu’il maintient bien vivantes certaines pratiques créatives séculaires propres à la représentation du monde qui nous entoure. Puis en tant qu’homme à l’écoute de son temps d’autre part, soucieux de la teneur des modes d’action et de pensée présentement mis en place au bénéficie des générations futures. De sorte que son Herbarium n’illustre pas les premières mesures d’un Requiem æternam floribus.

De pères en fils

Richard Leydier, 2013

Incipit

Qui souhaite aujourd’hui se lancer dans la carrière de peintre doit d’emblée prendre en considération la difficulté de la tache qui l’attend. Il doit en effet savoir que la peinture, en raison d’une histoire plusieurs fois millénaire, a des exigences particulières : puisque tout ou presque semble déjà avoir été inventé, il s’avère particulièrement difficile de s’inscrire durablement dans son histoire déjà bien surpeuplée. Au contraire de ses confrères photographes, installateurs ou vidéastes, dont les sentiers s’avèrent moins balisés, le peintre devra fournir un effort supplémentaire d’exploration et d’imagination pour avoir voix au chapitre, un sursaut d’originalité. Voilà sans doute pourquoi la peinture est dans le même temps si décriée et adulée : à cause de la difficulté du projet qui en effraie plus d’un, mais aussi en raison de sa mort mainte fois annoncée (voire ardemment souhaitée par certains) et néanmoins invariablement démentie par une permanence qui tient de la résurrection du phénix.
Ainsi le chemin de la peinture est-il long et dévorant. Il se mesure à l’aune d’une existence entière d’homme ou de femme ; il en épouse la ligne de vie. De ce point de vue, l’œuvre de Gaël Davrinche entretient une curieuse analogie avec la manière dont un individu se construit : de l’enfance à l’âge adulte, en passant par la phase délicate de l’adolescence, sa peinture grandit, gagnant en maturité au fil du temps dans un dialogue constant entre l’histoire de l’art et sa propre histoire. Une pratique picturale se fortifie en effet dans cette hybridation. La grande histoire et la personnelle dialoguent, s’entrelacent à la manière d’un brin hélicoïdal d’ADN, en effectuant parfois quelques détours par les mystères de l’inconscient. On grandit à l’ombre de ses pères et de ses pairs.

(Re)Visitations

Il est en effet des Pères de la peinture comme il y eut les Pères de l’Église, phares qui révolutionnent et posent les fondements de l’art pictural de leur temps. Chacun d’entre nous écrit sa propre histoire de l’art, selon des préférences et des principes intuitifs dont on passe sa vie à saisir les ressorts pour les ériger en théorie. Le panthéon personnel de Gaël Davrinche investit principalement le genre du portrait, si l’on se fie à la série des Revisités, laquelle, courant de 2006 à 2010, consiste à réinterpréter, à rejouer sur la toile la composition de tableaux célèbres, à ressusciter quelques visages emblématiques de l’histoire de l’art. Les phares de Davrinche se nomment ainsi Velasquez, Rembrandt, Ingres ou encore Van Eyck. Ce sont là en grande partie des peintres de la Renaissance et de l’époque moderne, mais on compte quelques incursions jusqu’au 20e siècle avec notamment Soutine et Kahlo.
Les chefs-d’œuvre de ces artistes sont « remixés » comme à travers le regard d’un enfant. On pourrait dire que ce dernier agit à la manière d’un kaléidoscope déformant, ou encore que les modèles sont comme re-sculptés dans la pâte à modeler. Davrinche s’emploie à distiller le potentiel d’innocence enfantine contenu dans ces tableaux, qui ferait leur substantifique moelle. La célèbre citation de Pablo Picasso nous revient alors en mémoire : « J’ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant. »
Tout commence au crayon de couleur, outil enfantin par excellence, appliqué en d’énergiques tourbillons afin d’esquisser une structure, un squelette, une ébauche de corps, ou bien pour souligner un détail atypique (par exemple, la dentition d’une jeune fille peinte par Vermeer). Puis intervient la peinture, qui accroche la chair sur les os, habille les figures, leur confère une ampleur, parfois même un peu trop. Car l’artiste travaille également l’exagération du regard enfantin, lequel tend à accentuer tel détail dont l’importance lui paraît prépondérante. Ainsi de l’énorme chapeau de l’homme dans le Portrait des époux Arnolfini de Van Eyck, ou encore de la collerette disproportionnée dans l’Homme à la fraise. Cette prise de pouvoir des objets anticipe une tendance ultérieure dans l’œuvre de Davrinche : son goût pour les accessoires et autres ustensiles. Ces derniers deviennent les acteurs principaux des Revisités, si bien que la figure passe régulièrement au second plan : les robes de Marguerite d’Autriche éclipsent véritablement leur royale propriétaire.
En accord avec l’approche picturale, il apparaît cohérent que les enfants, notamment ceux de la dynastie des Habsbourg (et plus précisément les enfants de Philippe IV d’Espagne), soient particulièrement présents. On songe aux portraits équestres de Marguerite d’Autriche encore, ou de son jeune frère Balthazar, dont la monture cabrée évoque furieusement un jouet (par exemple le cheval Pilepoil dans le film Toy Story). L’imaginaire enfantin contamine ainsi également la forme de quelques motifs.
Certaines compositions se distinguent par une recherche d’équilibre et de sobriété, sans doute là encore en accord avec le sujet : on pense tout particulièrement à la suite consacrée aux figures réformatrices de Lüther ou Érasme. Le traitement le plus « minimal » échoit cependant à un tableau de Raphaël qu’on a longtemps considéré comme un autoportrait (repris sur un fond gris, avec les deux yeux apparents sur un même profil, comme dans les dessins d’enfants, la peinture égyptienne et certaines œuvres de Picasso).
Mais l’ensemble des Revisités s’achève davantage dans l’outrance avec la série des Joconde. Davrinche joue ici avec l’image du tableau le plus célèbre au monde. Il fait subir toutes sortes d’outrages à cette incarnation de la douceur et de la beauté occidentale. Maquillée comme une voiture volée, la Joconde est à l’occasion coiffée de l’urinoir (Fountain) de Marcel Duchamp. Lequel Duchamp, on s’en souvient, affubla la vénérable Milanaise d’une moustache et d’une inscription comique : LHOOQ (« elle a chaud au cul »). Davrinche, lui, embraye à la suite de Duchamp et imagine d’autres acronymes : LCKCIR (« elle s’est cassée hier », sans doute pour expliquer aux visiteurs dépités, qui ont parcouru la moitié de la planète pour contempler le sourire de l’italienne, les raisons de sa disparition du tableau et du paysage) ; ou encore, sur un mode plus scatologique : LAPT (« elle a pété »). La belle dame tombe ici de son piédestal. Davrinche épuise et martyrise la Joconde ; et met à mort par la même occasion la série des Revisités en apposant un point final à cette aventure.

Fleurs mortuaires

Il advient un moment où l’enfant prend conscience de l’impermanence de toute chose, en particulier des êtres, et notamment ceux qui lui sont chers. Curieusement, la mort fait irruption dans l’œuvre de l’artiste avec une série de tableaux représentant des fleurs. Et si aucune d’elles ne fleurit particulièrement les tombes des cimetières, elles éclosent suite au tsunami qui dévaste la côte Est du Japon en 2011 et, endommageant considérablement la centrale de Fukushima, plonge le monde dans la stupeur. Ce suspense nucléaire a en effet réveillé le sentiment ancien, datant de la Guerre froide, que la vie, à chaque instant, pourrait subitement s’éteindre sur Terre, par la simple pression d’un bouton rouge. Et qu’il y a en conséquence une urgence à vivre.
Dans ces tableaux, les lys, les tulipes, les dahlias, les marguerites, les anémones apparaissent au dernier stade de leur vie, juste avant la chute des pétales. Au fil des mois et à mesure que la série avance, une sorte de pluie noire délave le fond du tableau, tandis qu’un vent (le souffle radioactif de la bombe ?) se lève peu à peu pour emporter les ombelles, mais aussi, peut-être, le pollen nécessaire à une hypothétique renaissance, ailleurs, sous des cieux plus cléments.
Ces fleurs sont une allégorie du temps qui passe, des vanités qui incitent à vivre l’instant présent avec intensité, avant que la beauté ne fane. Dans son Ode à Leuconoe, le poète latin Horace célèbre ainsi ce double mouvement à la fois mortifère et vitaliste du memento mori et du carpe diem : « Tremble, Leuconoé, de chercher à connaître
 l’heure de notre mort. Fuis les calculs pervers
 de Babylone. À tout il vaut mieux se soumettre. 
Que Jovis te concède encore d’autres hivers. 
Qu’il les borne au présent, dont mugit l’onde étrusque. Sois sage, emplis ta cave, et d’un si court chemin
, ôte le long espoir. Je parle, et le temps brusque
 s’enfuit. Cueille le jour, sans croire au lendemain. »

Instruments de torture

Justement, un tableau de la série suivante s’intitule Carpe Diem. Il s’agit d’un autoportrait où l’artiste apparaît une chaussure noire juchée en équilibre sur le haut du crâne… Après avoir réinterprété des tableaux anciens et peint la déliquescence des fleurs, Gaël Davrinche parvient enfin jusqu’à ses contemporains. Mais pour cela, il a fallu en passer par l’évocation d’un mort. Deux tableaux, réalisés à quatre mains avec son confrère Nicolas Ledoux, font le lien entre l’art du passé, peuplé de fantômes hollandais et italiens, et les vivants du temps présent. Les deux œuvres en question représentent l’artiste Gérard Gasiorowski (1930-1986), d’après une photographie où il apparaît attablé devant un pot de fleurs et des jouets guerriers (tanks, avions de chasse…).
Gasiorowski ouvre grand la porte, et les vivants s’engouffrent dans l’atelier de Davrinche. Dans ces portraits, des proches adoptent une pose classique, mais le sérieux de leur posture est contrebalancé par la présence d’objets incongrus que l’artiste nomme des « accessoires ». Il souligne par ailleurs la dimension paradoxale du terme : si l’accessoire est par définition ce qui est facultatif, subsidiaire, il en vient néanmoins très fréquemment à définir en grande partie la personne dont il est l’apanage – des accessoires, il y en a déjà beaucoup dans les Revisités : le turban bleu, le collier de l’Oriental, la charlotte du Petit pâtissier, etc.
Dans les premiers temps, l’artiste se réserve d’assumer le ridicule de la situation en se coiffant par exemple d’oreilles de cochon ou de gants de boxe. Mais peu à peu, les modèles se prêtent au jeu. Telle jeune femme se voile les cheveux à la manière de la Fornarina de Raphaël, mais avec un sac en plastique transparent. Telle autre accepte de dénuder sa poitrine pour, de son soutien-gorge, se confectionner une manière de coiffe hollandaise. Une autre enfile en guise de collier un ossement d’animal. Plusieurs hommes et femmes sertissent enfin leur cou de ces emballages de polystyrène protégeant les appareils électro-ménagers. Ce sont là autant d’entraves, de carcans médiévaux, d’instruments de torture qui instillent l’idée de strangulation et de décapitation.
Certains tableaux témoignent d’une évolution d’importance et permettent de mesurer le chemin parcouru. Demeter, l’Autoportrait au homard ou Octopus sont véritablement des œuvres de maturité, qui font la synthèse des nombreuses directions explorées jusqu’alors par l’artiste : on y trouve la rigueur, le réalisme du portrait nord-européen autrefois pastiché dans les Revisités, la précision botaniste des fleurs mourantes et une tendance dadaïste entrevue avec les Joconde, qui tire ici vers le surréalisme. Il fallait sans doute en passer par toutes ces phases extrêmement diversifiées pour aboutir à cette forme épurée de hiératisme excentrique.

Excipit

Revenons, pour conclure, à Gasiorowski, qui décidément campe un père bien spirituel – d’abord dans la mesure où, tout comme Davrinche, il ne s’est pas cantonné à un unique style pictural, en s’investissant tout autant dans l’hyperréalisme que dans le primitivisme. Mais surtout, Gasiorowski agit comme une double détente : d’une part, nous l’avons vu, il initie les portraits accessoirisés. Mais il amène également l’artiste à une étrange prise de conscience : ce portrait photographique de Gasiorowski – sa posture, la forme de son visage, sa barbe, ses lunettes – exhume des souvenirs très personnels, s’incarnant en l’occurrence dans un autre cliché pris à peu près à la même époque, soit au début des années 1970 : une des seules photos subsistant du père de l’artiste, disparu au cours de sa prime enfance. Celui-ci y apparaît de trois quarts, vêtu d’un pull over à col roulé et fumant le cigare. La fierté de sa pose paraissant un peu forcée, Yves Davrinche semblerait presque « revisiter » un célèbre portrait photographique de Che Guevara.
Tirant le fil des analogies et des coïncidences, des Revisités aux fleurs en passant par les Accessoires, le parcours de Gaël Davrinche s’éclaire à la lumière des filiations et du deuil. L’artiste lâche alors cette phrase au lapsus lourd de sens : « Je vais faire des autoportraits de mon père. » Ce portrait du paternel absent constitue peut-être une clef pour comprendre ce qui anime la peinture de Gaël Davrinche. Celle que nous connaissons déjà, et celle qui reste à venir.

Richard Leydier est critique d’art et commissaire d’expositions. Il a travaillé de 1998 à 2011 au sein du magazine art press, dont il fut le rédacteur-en-chef. Il a organisé diverses expositions, dont notamment : Visions – Peinture en France (dans le cadre de la 1ère « Force de l’art » au Grand Palais, Paris, 2006) ; Signs of the Times (Le Carré Sainte Anne, Montpellier, 2013) ou encore La Dernière Vague – Surf, skate et custom cultures dans l’art contemporain (la Friche Belle de Mai, Marseille, 2013).

Entretien Nicolas — Gaël

Nicolas Ledoux / Gaël Davrinche, 2013

Ce qui m’a tout de suite intéressé dans ton travail, c’est la présence d’une autre peinture dans ta peinture, ce jeu intrigant de la référence qui est à la fois, je pense, hommage et filiation. Un besoin, une nécessité de s’inscrire dans une Histoire. La peinture est l’art de la référence. Souvent un exercice privé, un prolongement du travail d’école où l’enseignement fonctionne par analogie. Cette approche a atteint ses limites, d’un point de vue conceptuel, avec les appropriationnistes et les simulationnistes. Ton cas est plus complexe, peut-être ambigu aussi. Une manière d’entrer en Peinture, sans peindre tout à fait, à une époque où il est très difficile de peindre.

Quand j’ai développé la série des « Revisités », qui s’est déroulée sur une période de six ans, j’ai commencé par chercher des pères dans l’histoire de la peinture. Je n’avais pas envie de faire une peinture sérieuse, ostentatoire et pédante. Je préférais m’amuser à révéler ce que les grands maîtres de l’époque ne montraient qu’à demi-mot, par un principe d’exagération franche et drolatique. Cette série a eu pour effet de m’attacher directement à l’histoire de l’art, sans pour autant m’y inscrire.

Je ne peux pas nier appartenir, par la forme, à ce que, conceptuellement parlant, les appropriationnistes ou les simulationnistes ont développé. Pourtant, en ce qui me concerne, ce n’est pas leur manifeste qui a motivé ma production, mais plutôt une volonté de faire mes classes, comme un autodidacte qui se confronterait directement, non seulement aux techniques diverses abordées par tel ou tel maître, mais aux prétextes qui les amenaient à réaliser telle ou telle œuvre. Ainsi, au travers des différents portraits que je me suis réappropriés, un turban, une fraise, ou une robe devenait l’intérêt même de l’image, loin devant le portrait, relégué au second plan. C’est peut-être pour cette raison que tu as le sentiment que je ne rentre pas totalement en Peinture, tout en y baignant précisément jusqu’au cou. Faisant alors l’économie du sujet, il ne me restait plus que la facture et le dessin : soit l’essence même de la Peinture !

Faire l’économie du sujet est une manière de se débarrasser d’un des paramètres essentiels de la peinture pour se concentrer sur une approche plus conceptuelle et inversement, sur la technique… C’est un peu le grand écart. Le sujet en peinture rassure et peut rapporter quand il fonctionne à la commande. C’est, en ces temps de zapping visuel, une belle opportunité pour les peintres qui produisent quant à eux des images lentes et fixes. Je trouve intéressante d’abandonner volontairement le sujet, qui, dans le contexte actuel à la fois de profusion et d’épuisement des images par la publicité, l’Internet est un geste à rebours. Plutôt que de jouer la surenchère, tu interroges l’Histoire et le regard de la peinture sur la société de l’époque – laquelle résonne étrangement avec la notre.

Oui, c’est une alternative, mais c’est surtout une critique sévère au regard de la profusion d’images « déchets » qui polluent notre quotidien. Nous vivons et alimentons une société d’hyperconsommation qui tend à confiner à l’absurde et au ridicule. La série des « Portraits et accessoires » interroge nos comportements sociaux, parfois avec humour, poésie, voire sarcasme.

La question de l’habillement est une constante à travers l’Histoire. Elle est révélatrice des statuts sociaux et identitaires d’une communauté. Le recours à ces objets, souvent superflus dont nous nous affublons, nous projette à travers un certain réseau sociétal. J’aime jouer avec ces codes au moyen d’accessoires détournés de leur fonction, questionner sur ces préoccupations et laisser le sens ouvert à la libre interprétation du regardeur. Déjà, lorsque Van Eyck ou Rembrandt se tiraient le portrait avec tel ou tel turban, le prétexte n’était plus la figure humaine, mais l’accessoire, et plus encore, la couleur : une véritable question de peinture. Le sujet devenait secondaire au profit d’une réflexion sur l’image et sa qualité, pour elle-même.

Le fait de les agrandir et de dépasser souvent l’échelle 1:1 accentue ce jeu. Pourquoi utilises-tu de si grands formats ?

J’ai commencé à utiliser ce format vertical de 160 x 200 cm en 2001. Je sortais à peine des Beaux-arts de Paris et je m’intéressais à la représentation du monde chez l’enfant. C’est pour avoir lu dans un ouvrage de Georges-Henri Luquet, (pionnier de l’étude du dessin enfantin), qu’à l’âge où les enfants représentent des bonshommes avec les bras écartés et les doigts qui s’allongent, ils n’ont de réelle appréhension du monde que dans leurs limites corporelles. En d’autres termes, leur monde se résume à ce qu’ils sont capables d’attraper. J’ai aimé ce concept d’un espace pictural à l’échelle de mon envergure. Depuis, j’ai gardé ce format. Par ailleurs, je peins au sol, à plat, la toile encore non enchâssée. Cela engendre une immersion totale dans l’image, je me déplace dessus, pour ne pas dire dedans, avec une très grande proximité. J’aime m’y perdre… La couleur finit par dominer mon champ visuel, le sujet disparaît, je nage dans l’abstraction la plus totale, ne m’intéressant qu’aux passages d’une teinte à une autre.

Me vient en mémoire cette photographie très connue de Jackson Pollock dans son atelier qui projette la peinture sur la toile et dont le mouvement du bras devient celui de la main. C’est une question de distance. Comment gères-tu cette ce relatif manque de recul dû au fait que tu peins au dessus de la toile ? Cela t’aide-t-il à échapper à une expression trop réaliste ?

La maîtrise de l’ensemble ne peut avoir lieu que lorsque je me relève pour prendre de la hauteur et percevoir les choses dans leur ensemble. Je n’ai de cesse de faire des allers-retours entre contact charnel avec « Peinture » et prise de distance pour découvrir le tableau qui s’élabore. « Peinture » est d’ailleurs, pour moi, personnifiée. J’ai quotidiennement rendez-vous avec elle… On se cherche, on s’observe, on dialogue en silence, et puis on se trouve. C’est un peu comme si nous jouions aux échecs. Dès lors qu’une touche est posée, la stratégie s’engage, l’image évolue, change et rechange. Si j’avais démarré autrement, le résultat final aurait été tout autre. Ce dernier est souvent très frontal, pour ne pas dire brutal, un peu provocateur, et cela est en effet accentué par l’échelle des portraits qui avoisine les 200%. Ces grands formats, qui m’obligent à zoomer dans l’image au moment où je peins, m’incitent à me projeter dans le paysage en m’évitant peut-être ainsi de verser dans le registre anecdotique du portrait. Avant même de décrire le sujet qui pourtant saute à la figure, je tente de rendre visible la peinture comme expression de la couleur, de la touche, de la matière, du geste, de mon état sensible à l’instant T. Il s’agit là d’une réelle rivalité, entre Peinture et sujet, l’un tentant constamment de voler la vedette à l’autre.

Ton rapport au sujet a évolué. Tu es plus présent dans tes toiles, ainsi que tes proches. L’Histoire de l’art laisse place à ta propre histoire…

L’ensemble de mon travail réside dans la quête du père, la recherche du guide, les états transitoires liés à l’idée d’éducation. Je cherche à parler d’exemplarité en même temps que d’émancipation. On ne devient jamais intéressant en imitant quelqu’un d’autre, fût-il parfait. Quelqu’un va m’inspirer justement parce qu’il est inimitable. Non pas exemplaire comme bon exemple à copier, mais exemplaire au sens où il l’est devenu lui-même, qu’il a réussi à actualiser sa puissance unique. En période de crise, de perte de repères, on entend toujours qu’il faut retrouver des bons exemples à imiter, mais je crois qu’on a besoin au contraire de réinventer le monde de demain. C’est ce que j’essaie de faire.

La présence de ton épouse ou d’amis semble intervenir sur un autre mode. Peux-tu nous en dire davantage sur ce point ?

Peindre ses proches revient peut-être à se peindre soi. On peut établir un parallèle avec quiconque se dépeindrait sur un réseau social, l’impudeur en moins. L’identité véhiculée ne se révèle qu’à celui qui est attentif. Cela demande du temps. À l’heure où notre société capitaliste bat de l’aile, où notre monde politique et économique marche sur la tête, où la pudeur s’amenuise à mesure que les images de soi se multiplient et se diffusent, ma nécessité à peindre ne fait que s’accroître. J’éprouve aujourd’hui plus que jamais le besoin d’interroger l’individu sur sa position dans notre société, son rôle, son attitude, sa relation au monde et aux autres, ses aspirations, ses contradictions… C’est de cette association entre portrait digne et accessoire que par le médium de la peinture, un médium long dans son sa mise en œuvre, en résistance avec l’accélération de nos rythmes de vie où l’homme est tiraillé entre les désirs qu’on lui provoque et son incapacité à les assouvir, que je tente d’interroger autrui sur son rôle et la place qu’il occupe dans nos sociétés essoufflées.

Tu ajoutes un objet dans tes portraits récents, peux-tu nous expliquer pourquoi ? Ces objets sont souvent peints avec une facture et un style différents. C’est assez déroutant et intéressant quand cela crée une opposition, un paradoxe : bien peint / mal peint, réaliste / abstrait etc., comme si l’espace juste était celui de l’entre-deux et qu’il demeurait en réserve.

En effet, lorsque j’ai commencé cette série des portraits de mes contemporains, pour délaisser ceux que j’empruntais aux grands maîtres de l’histoire de l’art, je me suis d’abord interrogé sur la pertinence à faire et refaire des portraits peints, aujourd’hui, en 2013. Profondément enraciné dans la culture occidentale, le genre du portrait s’exprime souvent à la croisée des chemins entre le sacré et le profane, la société et l’individu. En réalité, depuis le début, je fuis la figure. Je réalise que je ne peins pas des portraits mais des non-portraits, la figure étant reléguée au second plan par l’accessoire. Tantôt poétiques, tantôt critiques, sarcastiques ou humoristiques, mes portraits ou autoportraits prennent une étrange tournure dont le sens reste obscur, incompréhensible, tout au mieux interrogatif, entre humour et gravité. Ils expriment cette dualité entre l’être et le paraître. L’accessoire est synonyme de superflu, de dérisoire, d’insignifiant. Il flatte l’ego et peut parfois contribuer à l’accès à une certaine classe sociale. Les accessoires représentés dans mes peintures peuvent avoir la fonction symbolique d’éclairer l’activité du personnage mais utilisés à contre-emploi, ils peuvent également ouvrir le portrait au champ joyeux de la curiosité d’interprétation.

La dichotomie entre les différentes écritures au sein d’une même œuvre tend à disparaître, pour une raison que je ne m’explique pas encore. Sans doute ai-je besoin d’aller au plus proche de la réalité au sein d’un même format pour mieux détruire dans d’autres propositions comme les « Kalachnikov ». Je fais actuellement le grand écart dans la diversité des écritures mais sur des toiles différentes.

En ce qui concerne l’entre-deux dont tu parles, il n’est plus peint mais vécu. Il n’existe que dans la réalité de mon action, puisque je n’ai de cesse de chercher l’équilibre entre les deux pratiques dans cette opposition. Je peins au quotidien, en fonction de mes humeurs. C’est « Peinture » qui provoque.

On a souvent déclaré la Peinture « morte », mais en bon zombie, elle resurgit toujours. Les bannis d’un moment se relèvent ensuite, les peintres de la culture populaire américaine en sont un bon exemple : Ed « Big Daddy » Roth, Joe Coleman, Peter Saul, dans trois genres différents. Chez nous, c’est – comme souvent – plus compliqué et donc plus intéressant : une ligne conceptuelle avec Claude Rutault, Martin Barré, Miquel Mont etc. Quelques abstraits suisses, une pléiade de figuratifs, hyperréalistes, de Stéphane Pencréac’h à Élodie Lesourd etc. Apparition, disparition, bataille de territoire et de représentation. Le marché de l’art manipule les tendances, les come-back. Tu participes à cette nébuleuse. Comment vois-tu ta place dans ces histoires qui construisent tant bien que mal une Histoire de la peinture ?

La peinture n’est jamais morte, contrairement à ce que certains faiseurs de tendances ont pu laisser croire. Un médium émergent ne vient pas forcément en remplacer un autre, bien au contraire. Je n’ai jamais douté de mon moyen et support d’expression, ni même ne me suis posé la question de sa légitimité. Je me suis en revanche interrogé sur la diffusion de la peinture dans les institutions. Les modes et les tendances n’ont que peu de poids sur mes préoccupations artistiques. J’ai plaisir à découvrir des œuvres quels qu’en soient les médiums, tant que la qualité est au rendez-vous. Quant à ma place, patience et longueur de temps font mieux que force ni que rage, n’est-ce pas ? La tendance est par définition éphémère, les médias ont besoin de se nourrir et n’échappent pas à  cette consommation d’images effrénée évoquée ensemble. Des commentaires de toutes sortes ont été faits sur mon travail. Il véhicule souvent des ressentis opposés, ce qui me conforte  encore une fois dans la nécessité de me concentrer sur ce que j’ai à faire avec « Peinture » (cf. occurrences précédentes).  Il n’est pas de mon ressort de rentrer ou non dans une histoire de la peinture. Je peins chaque jour, et ce encore pour une bonne quarantaine d’années… Il sera peut-être temps alors de parler d’Histoire.

Tu as récemment exposé à Shanghai. Peux-tu nous parler un peu de cette expérience, notamment de la confrontation de de ton travail à un regard et une culture différents ?

Beaucoup se sont demandés si je n’étais pas fou. La présence des accessoires portés de façon incongrue a suscité de nombreuses interrogations. Shanghai étant une ville très cosmopolite, j’ai néanmoins eu l’impression que le regard des gens était suffisamment aiguisé pour accueillir ce type de proposition. Mon exposition a été très appréciée, j’attends la suite avec impatience.

Je me pose souvent la question de la « suite » chez les peintres qui travaillent dans un moment long, à l’opposé de leur geste. Les peintres mûrissent et vieillissent toujours au contact de leur peinture. Cette vision finalement romantique est accentuée par les photographies qui ont traversé nos mémoires et les catalogues d’artistes vieillissants, au regard piquant et cruel. Je pense à Picabia ou Matisse, Leroy aussi. Comment aujourd’hui peut-on se libérer de cette vision un peu nostalgique qui brouille la netteté des œuvres ? Ainsi certains artistes ont réussi à se protéger et à protéger d’eux mêmes leur œuvre. Je pense à Olivier Mosset ou Martin Barré par exemple. La peinture est un art souvent narcissique. Comment vis-tu cela ? Et comment imagines-tu la suite ? Connais-tu tes prochaines peintures ? 

J’ai le sentiment que si nostalgie il y a, c’est qu’il y a aussi affect. Faut-il en avoir peur ? Un artiste qui touche par son œuvre ne peut à mon sens que provoquer une nostalgie future. Les livres et les photographies fixent et figent le temps. Ces supports vieillissent, se patinent et mettent en lumière la temporalité en accentuant la notion de passé. L’objet qui reste, parce qu’il appartient à une époque précise, devient matière à nostalgie. Vouloir se libérer de cette vision nostalgique me paraît être l’exemple même du narcissisme puisque cela revient à se préoccuper non pas de l’essentiel : – l’expression artistique –, mais de la communication sur sa propre image et son travail. Ma quête se trouve ailleurs.

Si l’on s’en remet à la définition du narcissisme selon Pierre Legendre, dans une perspective anthropologique, il est question d’une autofondation du sujet, de l’abolition du discours de la limite, de la destitution des figures séparatrices de l’autorité. Comme il l’écrit : « Ainsi la fonction sociale de l’autorité a-t-elle pour visée d’infliger au sujet qu’il renonce au totalitarisme, à sa représentation d’être tout, c’est-à-dire en définitive de le limiter ». Chez moi, l’expression du narcissisme s’est faite peinture. La vie a fait que me suis retrouvé dépourvu d’autorité, raison pour laquelle je l’ai cherchée en même temps que je ne pouvais l’accepter. C’est en partie pour ces raisons que je suis devenu peintre. Le dessin enfantin comme constat du manque ; les « Revisités » comme quête du guide ; les « Portraits et accessoires » comme destruction du modèle.

Concernant mes prochaines peintures, elles seront forcément en rupture avec celles que je réalise aujourd’hui puisque, toujours, je détruis ce que j’ai construit. Trop de patience m’emmène vers une gestualité brutale qui à son tour m’épuise et m’impose un retour au calme.