Des fleurs en hiver

Grégoire Prangé, 2020

Pour sa seconde exposition à la galerie Provost-Hacker, Gaël Davrinche propose une sélection de dessins et peintures issues de ses recherches picturales les plusrécentes, autour de la fleur. Autant de manifestations d’un vaste projet entrepris il y a une dizaine d’années, le Corpus Botanica. Plus précisément, l’exposition présente des œuvres issues de trois séries. Les Nocturnes d’une part, huiles sur toile aux couleurs éclatantes, les Mille fleurs d’autre part, aux feuilles et pétales comme jetés sur la toile, et l’Herbarium enfin, ensemble de dessins au noir intense. Ensemble, ces pièces donnent à voir l’amplitude du champ de recherche et d’expérimentation du peintre. 

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Toujours elle nous échappe, et pourtant jamais ne s’éloigne. 

La fleur ne se peut saisir, à peine notre main a-t-elle effleuré sa délicate surface qu’elle se consume déjà sous nos doigts meurtris. Tout nous attire chez elle, couleurs flamboyantes, lignes virtuoses, finesse du trait, douceur du pétale, fragilité de sa présence au monde, surtout. Symbole de vie et de mort tout à la fois, la fleur qui germe porte en elle sa propre consomption, et nous revient en mémoire ce mot merveilleux de Paul Celan, Aschenblume, « fleur de cendre », magnificence d’un cycle renaissant.

Nature morte par excellence, memento mori du sublime, la fleur est omniprésente dans l’histoire de l’art, des bouquets de Brueghel aux tournesols de Van Gogh, des toiles de Bosschaert aux multiples de Warhol, des tulipes de Monet aux pivoines de Manet. Arum, Oeillet, Lys, Dahlia, Jonquille, Iris ou Giroflée, de la fleur, Gaël Davrinche a appris les multiples noms. Il s’est plongé dans cet emblème de la peinture avec la frénésie du jeune amant, toile après toile, dessin après dessin, en a exploré les nuances, parcourant les méandres de sa propre séduction.

Une fleur épanouie c’est d’abord une explosion de couleurs, voilà peut-être ce qui en premier lieu arrête l’œil du peintre, qui voit ici sa palette mise à l’épreuve. Trésors de composition, délices picturaux, les bouquets peints par Davrinche dans cette série des Nocturnes sont tous tirés des chefs d’œuvre de la peinture flamande des XVIe et XVIIe siècles. C’est en redécouvrant ce pan de l’histoire de l’art à l’Hospice Comtesse de Lille qu’est né son intérêt pour la peinture florale. Il en tire aujourd’hui des images, qu’il recadre et reprend, comme point de départ de ses propres expérimentations. La peinture se déploie alors, parfois léchée parfois brossée, plutôt sage ou résolument téméraire.Toujours sensible.

Derrière la couleur, qui en premier frappe le regard, il y a le trait. La fleur repose sur une structure complexe, forte et fragile à la fois, une ligne subtile qui ne manque pas d’alerter le dessinateur. Pour explorer ses potentialités structurelles, Gaël Davrinche oublie la couleur et se concentre sur le dessin, à l’huile noire sur papier apprêté. Il part des planches de Pierre-Joseph Redouté - surnommé le Raphaël des fleurs - sublimes dans leurs précision mimétique. Mais, ne cherchant pas à les reproduire parfaitement, ces lignes, il les dessine à l’aide d’un manche à balais. Ce qui l’intéresse ici, c’est la manière dont le trait peut venir se libérer à travers un tracé parfois hasardeux. Au fil des planches - réalisées par dizaines - c’est le dessin lui-même que nous voyons s’exprimer, le peintre lui a laissé un espace de liberté.

C’est finalement cette question de l’espace de liberté, donnée essentielle de toute expression artistique et poétique, qui transparaît des processus mis en place par Gaël Davrinche. Quelqu’il soit, le geste créatif se déploie dans un environnement contraint, et c’est au sein de cet espace que peut ensuite s’exprimer la liberté. Cela, le peintre l’a bien compris, au point d’en faire le procédé systématique de la série des Nocturnes, son protocole. À partir de l’image collectée, il détoure des silhouettes, qu’il reporte sur la toile.

Des fleurs, ce sont les contenants, les limites, la zone dans laquelle se déploient ensuite toutes fantaisies formelles. Une fois ces silhouettes dessinées - les macules - il peint le fond d’une couleur uniforme, puis seulement s’attaque à la fleur, libère son geste pour capter son essence, ou bien le dose pour mimer sa présence, brosse pour intensifier le mouvement, du bout des doigts froisse le pétale, d’un revers de pinceau étire une tige, d’un geste saccadé en intensifie la vie. Parfois, un aplat coloré vient remplir la macule, il apporte de la lumière à la toile. Parfois maitrisée, la touche frise l’hyperréalisme. Parfois libéré, le geste frôle l’expressionnisme. Au sein de la toile, ces macules forment toutes des espaces de liberté, des zones de création, et ensemble donnent à voir une œuvre parfois kaléidoscopique, mais toujours équilibrée.

Enfin, du cœur de ces toiles-univers, de leurs profondeurs intouchées, surgit la lumière. Elle provient des espaces laissés en réserve, des zones de toile restées vierges se fraye un chemin jusqu’à la surface. L’œuvre s’illumine de l’intérieur.