Botanica

Julien Verhaeghe, 2023

Artiste du XXIe siècle, Gaël Davrinche développe une pratique picturale qui s’attarde sur l’histoire de la peinture académique, ses traditions et sa dimension figurative. Nombre de ses réalisations se décrivent comme des « tableaux de fleurs », dont témoigne la huitaine de séries composant le corpus Botanica. Toutefois, de nos jours, le « motif » floral a perdu de son à-propos, relégué au second plan au tournant du XXe siècle par d’autres conceptions artistiques plus « modernes », et emporté par le déclin de la peinture figurative au profit de nouvelles formes d’expression plastique. 

Mais le propre de l’œuvre de Gaël Davrinche est, justement, d’entreprendre une peinture figurative qui s’inscrit dans un dialogue entre passé et présent, en adoptant une approche citationnelle et une sémantique du détournement. Ceci d’autant plus dans cet autre grand pan de son œuvre, le corpus des Portraits, qui chronologiquement précède Botanica, dans lequel sont sollicitées des œuvres emblématiques du genre (comme avec les séries Revisités ou Under the Skin). L’artiste intervient en incorporant une composante plastique qui dénature délibérément une œuvre originale connue : par l’ajout d’objets anachroniques, iconoclastes ou dépréciateurs, par l’intercession d’une touche résolument expressive, ou en employant un traitement pictural évoquant le dessin d’enfant. Avec le corpus Portraits, le tour de force repose dans la faculté de Gaël Davrinche à faire reconnaitre un chef-d’œuvre académique, tout en s’appliquant à l’altérer. Il semble affirmer que ce qui fait l’essence d’une représentation repose moins sur la correspondance exacte avec la réalité que l’instillation d’un cadre de pensée. Par la même occasion, ces portraits revus par l’artiste jouent avec les contours flous de la mémoire et de la connaissance d’un éventuel observateur. 

Se faisant, en est-il de même avec le corpus Botanica, en matière d’image mentale et d’archétype, lorsque le dit observateur est invité à se confronter non plus à des visages, mais à des arrangements floraux ? Cet échange entre passé et présent est-il du même ordre dans l’un et l’autre corpus ? 

L’hypothèse examinée suggère que les compositions du corpus Botanica, si elles se réfèrent à une certaine tradition de la peinture, le font moins en vue d’une réappropriation historique et critique, parfois ironique, que dans l’objectif d’en revenir à des explorations formelles. Explorations qui alors permettent de méditer sur l’essence même de la peinture. 

Rappelons tout d’abord que le genre de la « Nature morte », et à travers elles, les « peintures de fleurs », est depuis André Félibien au XVIIe siècle, au dernier rang dans la hiérarchie des genres. Ce qui a pour conséquence d’amoindrir l’intérêt qu’on a pu lui porter, tant chez les historiens de l’art que dans la mémoire collective. Aussi, Diderot, représentant emblématique de la critique d’art, a pu être élogieux vis-à-vis de Jean Siméon Chardin, tandis que d’autres tels que Claude-Henri Watelet déclame à son sujet qu’il a pu être un « très grand peintre dans un petit genre ». Revenir à la « peinture de fleurs » chez Gaël Davrinche peut dès lors s’apparenter à la volonté de redonner ses titres de noblesse à une approche jadis mésestimée, comme pour réparer une divagation de l’histoire. Toutefois, l’évocation de Chardin en dit davantage, car ce qui est salué par Diderot est la faculté qu’a le peintre de s’emparer de la « matière picturale » pour faire illusion, c’est-à-dire de s’abstraire de préceptes intellectuels, voire moraux, pour se concentrer sur le sensible de la peinture, et la capacité de cette dernière à rendre vie à partir de ce qui reste inerte. Autrement dit, peu importe le cadre, le contexte, encore moins les codes et conventions.  Ce qui compte, comme on l’observe dans les peintures florales de Gaël Davrinche, est la « picturalité » de la peinture, soit la mise en œuvre de ses caractéristiques propres, en vue d’accomplir sa tâche fondamentale, à savoir, faire face au réel. 

Les séries des corpus Botanica et Portraits, en matière d’allusion au passé, diffèrent dans leur nature. Alors que les peintures dans Portraits aspirent, dans les grandes lignes, à revisiter une histoire culturelle, celles de Botanica entreprennent plutôt de se déréférencer, c’est-à-dire de s’éloigner un tant soit peu du commentaire, de l’analyse et de la comparaison. Se faisant, elles se donnent la possibilité d’adopter des approches formellement plus exploratoires, tout en conservant leur motif originel, celui des fleurs. D’une certaine façon, les peintures florales de Gaël Davrinche deviennent des terrains d’exercice, rappelant que la « Nature morte » et, avec elle, les « peintures de fleurs », a jadis servi d’échappatoire, voire de prétexte à la pratique picturale.  Autrement dit, la « Nature morte » a constitué un moyen pour les artistes d’expérimenter ou de parfaire leur technique, de manifester leur talent en s’emparant de motifs complexes. Somme toute, elle a permis aux peintres de s’éloigner de la nécessité parfois un peu grandiloquente de traiter des grandes trames de l’Histoire, des dignes représentants de leur époque, ou bien de momentanément délaisser des scènes de genre afin que le regard ne s’attarde plus sur la dimension narrative de la peinture, mais sur la peinture même. 

Ceci étant dit, en quoi précisément les compositions de Botanica reviennent-elles sur quelques fondements de la peinture ? Notons au préalable qu’une telle exploration s’entreprend selon deux versants a priori antinomiques. D’un côté, il est question pour le peintre de concevoir des possibilités nouvelles ; de l’autre, il s’agit pour lui de revenir à des topos élémentaires. Ces deux versants sont comme les deux facettes d’une médaille. 

Par exemple, avec la série des Focus, il est difficile de temporellement « situer » les peintures qui en sont issues, en raison de la propension de l’artiste à n’extraire qu’une parcelle des compositions originales qui ont servi de modèles. Cette démarche limite le processus de reconnaissance chez le regardeur, et invite ce dernier à s’intéresser davantage aux aspects formels de ce qui lui est donné à voir. Les compositions de la série Focus en effet cadrent étonnement « serré » autour des fleurs, les bords de la toile découpant l’espace représenté de façon à donner l’impression d’avoir affaire à une image photographique plutôt qu’à une toile peinte. D’autant plus que des « zones » de réserve blanches agrémentent les silhouettes florales, contribuant à la facture abstraite des compositions. En procédant ainsi, la « peinture de fleurs » sort de ses « gonds » historiques et minimise sa dimension symbolique ; elle se fait expérimentale. Pourtant, en simultané, les Focus comme d’autres séries telles que Macula ou Springtime, affirment une vivacité du geste, le « heurté de la touche », pour évoquer une intuition de Ludovic Vitet à propos d’Eugène Delacroix, contribuant à cette impression de « non-fini » qui, dans le contexte de la Querelle entre Classiques et Romantiques au XIXe siècle, se distingue de la préciosité convenue des représentants de la peinture académique, lesquels, au contraire, ne conçoivent l’art qu’en termes d’exactitude et de précision. De même, l’utilisation de teintes particulièrement vives, associées à une gestuelle énergique, en plus de mentionner le caractère passionné du romantisme pictural, suggère cette autre Querelle, celle du coloris, qui en opposant Poussinistes et Rubénistes au XVIIe siècle, a surtout pour enjeu de déterminer ce que doit être la peinture. En d’autres termes, chez Gaël Davrinche, la peinture médite sur elle-même en s’emparant des truismes conceptuels qui ont permis de discuter de sa nature. 

Gaël Davrinche semble ainsi réactualiser les débats d’antan, en donnant l’impression de se positionner en faveur d’une approche « moderne », comparativement aux partisans d’une conception de l’art davantage versés dans la tradition et l’ancien. 

Aussi, d’autres topos sont mis en évidence dans Botanica, comme le travail de l’imagination, avec les séries Nebula et Nocturne, lorsque sont sollicités des univers indistincts, propices au mystère et à la rêverie, presque musicaux. Ou bien la nature de l’acte de perception, telle qu’elle est mise en exergue, toujours avec les Nebula, mais aussi les Macula, lorsque les fleurs aux contours incertains, émergeant des fonds fuligineux, perdent en consistance à mesure que le regardeur plisse les yeux. 

Mais c’est peut-être le topos de la Mimesis qui, en se positionnant comme l’une des trames centrales du corpus Botanica, permet à ce dernier d’être réellement évocateur des fondements de la peinture. Certaines compositions en effet insistent de manière subreptice sur la nécessité pour une peinture florale de correspondre à ce qu’elle dépeint, notamment les Nocturnes, les Memento Mori ou plus encore les Herbarium, qui évoquent les planches botaniques du XVIIIe siècle, où rigueur et précision sont au service de la connaissance rationnelle. Dans le principe même d’une « peinture de fleur », on s’attend à ce que la correspondance avec le réel soit quasiment totale. D’autres compositions au contraire s’éloignent du projet mimétique, en proposant une facture plus expressionniste, ou en se posant à la limite de l’abstraction, ainsi qu’évoqué plus tôt avec les Macula, ce qui entre autres achève de stimuler un imaginaire poétique plus à même de suggérer l’évanescence et l’inéluctabilité face à la mort. Ici, l’exactitude d’une correspondance avec la Nature est minorée, car ce qui importe, somme toute, est le caractère élusif de ce qui est peint. 

Chacune des compositions de Botanica semble réverbérer la question mimétique, parfois de façon frontale, d’autres fois de manière souterraine. Que ce soit au niveau de la touche, du principe de reconnaissance, ou de sa dimension expressionniste. Pour se convaincre du caractère originel de la Mimésis, il faut se rappeler qu’au 1er siècle de notre ère, Pline l’Ancien n’avait d’autres grilles de lecture, lorsqu’il rapporte la vie des artistes de l’Antiquité dans son Histoire Naturelle, que l’évaluation du caractère illusionniste des œuvres peintes. Selon l’auteur romain, plus une peinture se fond avec ce qu’elle représente, plus elle est réussie. De manière aussi essentielle, Aristote souligne dans la Poétique, quatre siècles avant notre ère, que lorsque l’on reconnait, à la vue d’une image, non plus un amas de taches colorées, mais la représentation de telle ou telle chose, qu’elle soit vile ou agréable, nous éprouvons du plaisir. Or, le plaisir n'est-il pas au fondement de toute chose ? Que les fleurs soient synonymes d’affliction ou d’allégresse, ne sont-elles pas, malgré tout, gracieuses ? 

En regardant les Botanica de Gaël Davrinche, nous sommes invités à éprouver ce plaisir intrinsèque à la peinture. Toutefois, si les effluves colorés et les touches virevoltantes manifestent une idée de la jubilation, chez le peintre comme chez l’observateur, les fleurs renvoient aussi à la beauté de la nature ou aux cycles des saisons. Elles sont emblèmes d’expériences plaisantes, et l’expérience esthétique est l’une de ces expériences plaisantes. En un sens, ce que l’artiste nous invite à considérer avec les Botanica est que les fleurs sont davantage que des sujets artistiques. Elles pourraient bien être le motif pictural par excellence. 

 

 

 3- Aristote, Poétique, tr. Pierre Hardy, « On se plaît à la vue des images parce qu’on apprend en les regardant et on déduit ce que représente chaque chose, par exemple que cette figure c’est un tel. », 4, 1448b.