La peinture veut avoir un nom

Olivier Kaeppelin, 2021

Gaël Davrinche peint des portraits, il peint aussi des natures mortes ou des fleurs. Il peint des grands sujets classiques de la peinture. Peut-être les peint-il parce que ces sujets le captivent, parce que d’un point de vue perceptif, sensuel, il trouve l’élan pour peindre grâce à eux. Peut-être ces sujets ne l’intéressent-ils pas, pour eux-mêmes, mais pour leur histoire, les figures qui signifient sa véritable passion : la peinture ? La peinture comme forme, matière, composition, la peinture comme être vivant dont il cherche le cœur, quelles que soient les apparences dont elle se pare. La peinture comme interlocutrice, peut-être à la manière de Gasiorowski qu’il admire, comme « un personnage » que celui-ci avait nommé, en se servant d’un anagramme extrait de son nom de famille, KIGA. Fragment de Worosis Kiga, anagramme de Gasiorowski dont Gaël Davrinche a fait deux superbes portraits, grâce auxquels il nous signale qu’il assume l’héritage, conceptuel et pictural, dont il continue, à sa manière, de vivre l’esprit.

Dans cette aventure, tout peut-être prétexte pour se retrouver face à la peinture, à ses flux, ses pouvoirs critiques libérant une énergie vitale, générant des rythmes épiques comme des séductions silencieuses, des dépenses extrêmes qui, s’additionnant les unes aux autres, créent des zones de calme infini, où seule demeure la délectation esthétique.

A ce sujet Gérard Gasiorowski avait ces mots regardant, je crois, le travail de Gaël Davrinche : « Je me tiens au plaisir de peindre la peinture. Une énergie de tous les instants à dépenser tous les possibles. Rien ne doit être retenu, échangé, racheté. Cette attitude confine à l’isolement mais je me tiens assez bien, je crois, hors des convenances sociales et de leurs fosses communes. »1 Aujourd’hui, au sein de son exposition de portraits, Gaël Davrinche se tient, bien loin des convenances et de leurs fosses communes. Sans que cela ne soit jamais ni pastiche, ni caricature, il s’inspire de la peinture flamande, Rembrandt ou, simplement, d’un genre d’époque, situé en Europe du nord. Il le fait avec le pinceau, le fusain ou la craie. Les sujets sont « maltraités » parfois ridiculisés. Ils portent les caractères des « grotesques », sans plus de convenances, que le peintre révèle avec cruauté. J’y vois un engagement contre la peinture de commande. Il y déploie une critique franche, aiguë, qui utilise tous les moyens. Il pratique un dépeçage qui ne cache pas sa violence. Il donne vie à une peinture contre un état de la peinture. Etrangement dans un même tableau l’ironie incisive se mêle à une nostalgie de la beauté plastique.

Par ces élégies dédiées aux puissances magiques de la surface picturale, Gaël Davrinche nous entraîne d’un « carnage », d’un chaos, à une jouissance sensuelle de « blancs » fascinants par leur richesse et leurs nuances infinies. La teinte est posée sur la toile en un geste qui n’est jamais une citation. S’il est l’héritier de l’époque moderne, il est, avant tout, un geste complexe qui se comprend aussi bien grâce à la technique des portraits de Frans Hals qu’aux traitements des teintes blanches chez Miquel Barceló ou Gérard Garouste, dans un mépris total des conventions. La peinture dans les tableaux de Gaël Davrinche est l’expression d’un voyage, d’un trajet, la manifestation d’un être de peinture à un autre, comme dans ce tableau intitulé « Fillette à la colombe », animé parce que l’on peut appeler, à la suite d’Augustin Berque ou Marc-Alain Ouaknin le « trajectif ». Le peintre passe, sans que l’on puisse déceler de césures, de Rembrandt à Marlène Dumas sans oublier Manet. Il ne s’agit pas d’une addition de formes mais au contraire de ce qui les lie les unes aux autres pour « faire tableau », c’est-à-dire un dispositif conçu pour nous interroger et nous faire face. Il en est de même, mais d’une toute autre manière pour l’œuvre intitulée M. Arnolfini 2 où le noir est traité avec une vision et une facture totalement contemporaine. Le chapeau du tableau de Jan van Eyck est, ici, une abstraction disproportionnée, signifiant bien autre chose qu’Arnolfini au regard absent. Il est désormais entraîné par un vortex, nous éloignant de l’exercice du portrait. Il dissout la dualité la partition de l’œuvre d’origine (époux et épouse) pour créer, par le mouvement, une figure synthétique livrant un être ambivalent féminin comme masculin.

J’imagine Gaël Davrinche considérant le fait que ce tableau est un tableau de rupture, un des premiers tableaux non-hagiographiques en Occident pour s’accorder toutes les libertés.

Sous le vocable M. Arnolfini 2 il créé une figure où cependant le couple ne fait qu’un. La peinture, par son économie propre, sa transgression du modèle devient une nature « en soi » ayant le pouvoir de changer, de créer des genres et des règnes, de les assembler à sa guise. Dans le féminin se lit le masculin et les circonstances qui les entoure. La peinture est ici, envolée, excroissance. Nous comprenons que les austères époux Arnolfini lui ont abandonné leur place de « sujet ». Ici, la peinture, sa substance et son esprit commandent. Elle dissout les règles et porte d’autres promesses, d’autres savoirs que ceux d’une histoire de l’art qui voit la peinture lui échapper ; les savoirs d’un peintre qui sait que l’interprétation est sans fin et qui partage, je crois cette opinion de John Coltrane : « Il y a toujours de nouveaux sens à imaginer, de nouveaux feelings à ressentir. Et toujours il est nécessaire de garder purs ces ressentis et de sonner de telle sorte que nous puissions vraiment voir ce que nous avons découvert dans cet état virginal. De manière à voir de mieux en mieux ce que nous sommes »2. Voir de mieux en mieux ce que nous sommes à travers cette série de portraits n’est-ce pas le désir de Gaël Davrinche. Il le fait, à partir de figures ou de genres de l’histoire de l’art (les grotesques, les portraits bourgeois, les portraits symboliques ou psychologiques…). Il le fait, à partir, de photographies ou d’observations directes. Dans ces rapports aux objets, mis en scène, je pense à Arcimboldo (L’attente, l’Innocence révélée, Baudruche) ou au contraire, dans une recherche de la sensation pure, à Vuillard, Bonnard (Sunset), par son usage singulier de la couleur, à Munch (Incarnation, Précieuse) ou encore à Markus Lüpertz et plus près de nous à Jonathan Meese. Gaël Davrinche se sert de tout ce qui lui est nécessaire, pour s’approcher du vrai qu’il cherche. Il joue, il jongle, avec dextérité. Avant tout, il cherche « à voir de mieux en mieux ce que nous sommes » et plus il avance dans son aventure, plus il me donne le sentiment d’aller chercher « sous la peau » la vérité du sujet. La couleur s’introduit dans les corps, les visages (Tie and dye) pour, de manière chirurgicale, les mettre en pièce, les faire surgir, énergumènes, dans leur nature animale (Kalachnikov 03). La peau est une frontière que la peinture traverse, pour, après « être passé », de la débiter, la décomposer – la recomposer, pour avec ces lambeaux, la sculpter ou la refaire apparaître à la surface comme dans cet étonnant autoportrait de 2014 ou dans « The disagreeing bridesmaid ».

Gaël Davrinche pénètre au sein des corps représentés, jusqu’aux entrailles, jusqu’aux os de la peinture. Il les réunit, au premier plan grâce à des touches nerveuses ou des écoulements de couleurs intenses, qui viennent du fond comme des nappes phréatiques affleurant. Ses portraits se construisent sur ce paradoxe qui consiste, pour atteindre la vérité du portrait, à la masquer pour la révéler, à la dissimuler, pour mieux faire « jaillir » matériellement un cœur signifiant qu’il scrute. C’est en ce sens qu’il joue avec le masque. Le masque qui, en latin, se dit « persona » qui livre autant qu’il cache le caractère de l’acteur. « Persona ardent oculi histrionis » écrit Cicéron. « Les yeux de l’acteur lançant des flammes à travers le masque » comme dans bon nombre de peintures de Gaël Davrinche. « Masque et personne » fusionnent, se mêlent pour déceler le réel du portrait. Ce réel ne concerne pas que l’individu, la seule identité psychologique ou l’esthétique d’un modèle dessiné appartenant à une iconographie. Non, il s’agit, comme nous l’avons dit, en citant John Coltrane, de tenter de « savoir de mieux en mieux ce que nous sommes ». 

« Ce que nous sommes » ? Pour répondre à cette interrogation, il est sans doute bon de rappeler, aussi, que la décennie 2012-2022 a été marquée par une tension extrême et c’est ce qu’incarne la série Kalachnikov original.

Commençons, pour une fois, par les titres, par les mots. Nous savons à quoi ils renvoient : montée des violences, attentats, destructions, atteintes graves à la personne. Ce pourrait n’être que rhétorique et lettre morte mais l’expérience de la peinture, est, tout autre qui incarne cet état. Depuis plus de vingt ans « l’humaine condition » est en proie à l’éparpillement, la dissolution. A nouveau le corps est l’objet de manipulations, de démembrements, de charniers dans des situations extraordinaires, comme dans le fil ordinaire des jours. L’époque met en péril l’intégrité profonde de notre identité physique et mentale. Il est urgent de représenter, d’incarner cette inquiétante dispersion mais aussi, par le dessein têtu de la peinture de matériellement l’empêcher.  Elle est, aujourd’hui, comme le montre une nouvelle génération de créateurs, un des acteurs essentiels de la création. Elle est une des rares pratiques qui, quel que soit la crise des catégories rappelle l’importance du visage humain. Gaël Davrinche est un de ceux-là qui sait que cette question est un enjeu primordial. Sans illusions ni complaisance sa peinture donne à voir, avec une sorte de rage, un combat pour maintenir l’intégrité du visage à travers des traits ou une substance picturale. Cette lutte, il la peint, non pour la décrire mais pour la vivre, trace après trace, touche après touche. Il s’agit d’empêcher que ce lieu, la chair, le corps de cette face ne se défasse. Y-a-t-il plus « sacré » qu’un visage ? Intouché ou déchiré, il est maintenu vivant par la peinture ou plus précisément par un papier, une toile, un cadre qui perd alors son statut d’objet pour devenir « un vivant », plus vivant que chacun d’entre nous.