À la figure

Henri Guette, 2021

Ce qui a longtemps fait la valeur d’un tableau, c'était le nombre de figures qu’il représentait. Selon la hiérarchie des genres établie par l’Académie des Beaux-Arts au XIXème siècle, la peinture d’histoire était au sommet parce qu’elle permettait d’exprimer différents caractères, de mettre en action un ou plusieurs personnages. Le portrait venait ensuite et occupait une place à part matérialisant une relation entre le peintre et son modèle, le commanditaire et l’artiste. C’est tout le paradoxe des portraits de Gaël Davrinche que d’interroger ses modèles, sans se plier à leurs contraintes. L’intérêt de Davrinche pour le portrait vient lui aussi d’un face à face, d’un dialogue avec les portraitistes qui l’ont précédé . Un dialogue de maîtres, en somme, et une manière de rejouer la tradition. Dans la série des Revisités, on trouve aussi bien des peintres italiens comme Raphaël, que flamands comme Rembrandt, et de différentes époques puisqu’il s’agit bien d’aborder une tradition de la représentation. On reconnaît très vite les toiles dont s’est inspiré l’artiste et c’est peut-être même là que se trouve l’enjeu de ce travail. L’art moderne a déplacé les enjeux de pouvoirs et de représentations du portrait en permettant aux peintres de s’affranchir de la commande. A partir de l’avènement d’une peinture abstraite, qu’est donc devenu la place d’un visage en peinture et la notion d’individualité ?

Si derrière la représentation d’un visage, l’enjeu est celui de la reconnaissance que dire de l’Homme au turban rouge ou de l’Homme au chaperon bleu de van Eyck ? L’identité des modèles s’est effacée derrière les accessoires qui ont jusqu’aux titres influé sur l’histoire de l’art. Ce sont ces mêmes accessoires dont se saisit Gaël Davrinche pour faire le cœur de sa composition. Le peintre commence la toile par une disproportion de bleu ou de rouge, manière de rappeler qu’un portrait est avant toute chose une suite de parti pris sur le plan du dessin comme celui de la couleur. Un portrait est avant tout l’affirmation d’un peintre et de sa technique comme le montrent ces actes de bravoure picturale, panaches de gestes qui interpellent de loin.  

En interprétant le motif des Ménines de Velasquez à différents moments de sa carrière, Picasso affirmait la possibilité d’un dialogue constant avec les maîtres, voire la nécessité de toujours revoir, de regarder à nouveau les tableaux que l’on serait tenté de canoniser. Dépositaire d’une instruction académique, le peintre espagnol n’a cessé d’expérimenter et a souvent déclaré qu’il lui avait fallu “toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant”. Gaël Davrinche qui n’a jamais caché sa fascination pour les dessins d’enfants poursuit maintenant depuis 2006 sa série des Revisités.  En reprenant des tableaux - plusieurs fois, dans certains cas - il montre qu’on ne saisit jamais la totalité d’une œuvre, mais aussi combien un regard peut changer. Il n’y a rien d’anodin dans le fait que les portraits que Gaël Davrinche commence à peindre de ses contemporaines ne viennent qu’une fois cette série commencée. La série Kalashnikov, commencée plus tard en 2012,  influe aussi beaucoup sur la manière de concevoir l’atelier et réaffirme l’importance des Revisités à la fois comme une colonne vertébrale et un réel espace de jeu.

L’humour, comme possibilité d’accéder à plusieurs lectures, est très présent dans Les Revisités. On le voit dans cette manière presque cubiste de redessiner le visage de la Grande Odalisque d’Ingres. On le voit dans cette manière surréaliste d’apposer des lettres à une image après le fameux LHOOQ que Marcel Duchamp accolait à la Joconde. Gaël Davrinche fait coexister des temporalités différentes dans son travail, ce qui le rend si vivant. Chaque peinture de la série est très indépendante et fait ressortir une vision propre aux tableaux qui l’inspirent. Ce qu’il reste de l’Olympia dans les peintures de Gaël Davrinche, c’est ainsi ce chat noir aussi discret que signifiant, la queue dressée, dans la peinture de Manet. Occupant tout l’espace, il redistribue la place des personnages dans l’image et bouscule la lecture réaliste consacrée du tableau. Un plaisir d’historien de l’art, mais aussi une intelligence dans la façon de se saisir de ces monuments.

Il ne faudrait pas réduire les tableaux de Gaël Davrinche à l’exercice que pouvait être la copie académique. Pas plus qu’il ne faudrait limiter à de simples analyses de peintures anciennes par un peintre contemporain. Les Revisités engage l’artiste dans une recherche à chaque fois différente, en témoigne le contraste entre le rendu d’un costume flamand de Van Eyck ou celui de la chair d’un tableau de Boucher. Le portrait de Louise Bourgeois par Robert Mapplethorpe amène dans cette optique le peintre à travailler d’après une photographie noir et blanc et à chercher un système d’équivalence et d’équilibre chromatique. En mettant l’emphase sur un détail plutôt qu’un autre, il affirme aussi une vision qui ne prétend jamais à l’objectivité.  

Les grands formats de Gaël Davrinche ont pour particularité de correspondre à la taille maximum d’une toile que le peintre peut embrasser. Cette mesure, très physique et tactile, rapproche encore l’approche du peintre de celle d’un enfant puisqu’il s’agit de toucher une image, de la prendre pour soi et face à elle de s’affirmer. La façon dont le peintre joue de la réserve montre une très grande conscience du sujet de la toile à venir quand le jeu avec les tâches montre une faculté à composer avec la vie de l’atelier.  Les Revisités témoignent d’une aventure personnelle de la peinture encore redoublée par la façon dont le peintre pose à côté de ses toiles pour le photographe Maxime Dufour. De la même manière que Rembrandt s’amusait à passer des turbans ou des costumes de scène, Gaël Davrinche multiplie les poses et les costumes, signe qu’un peintre a toujours plus d’une figure.