Entretien Amélie — Gaël

Amélie Adamo, 2022

Entretien Gaël Davinche/Amélie Adamo. Atelier de Montreuil, mai 2022.

1 - Gaël, avant Carrouges, tu avais déjà exposé au château de Maisons-Laffitte : qu’est-ce que cela signifie, à tes yeux, d’exposer dans un monument historique qui a une âme, une histoire ? Comment cela inspire-t-il le choix des œuvres que tu montres et d’éventuelles créations nouvelles ?

Le fait de ne pas exposer dans un White Cube, c’est évidemment une expérience particulière. Un château a une histoire et ses murs ne sont pas faits initialement pour accueillir des œuvres d’art contemporain. Il y a une espère d’opposition, de dichotomie : une tension s’opère entre deux univers aux temporalités différentes.

Ce que j’essaie de faire, c’est de raisonner par rapport aux œuvres anciennes déjà présentes dans chaque lieu. A Maisons-Laffitte, j’avais réagi à des portraits anciens qui étaient dans les collections du château. Ici, à Carrouges, il est possible que je revisite un portrait présent dans la collection et que je réalise aussi un trumeau au-dessus d’une cheminée, dans la chambre royale. Mais l’essentiel de l’exposition privilégiera des œuvres existantes.

Avec l’administrateur du château, nous avons désiré privilégier la question du Portrait. Par évidence, puisque beaucoup de portraits font partie des collections. Nous avons choisi des œuvres aux approches très diversifiées, qui interrogent le genre du Portrait à différents endroits : codes sociaux, représentation réaliste ou non, plongée dans l’intériorité ou jeux avec les apparences du « m’as-tu vu ». De facture très libre ou plus retenue et classique, cette interrogation sur le genre du portrait entre en résonance directe avec les collections du château. Des collections qui elles sont classiques et liées à la famille qui possédait le lieu. Il y a là une façon de se jouer d’un code, somme toute très figé à l’époque, et de montrer d’autres possibles.

Aux côtés de ces Portraits, nous avons aussi choisi de montrer des représentations de fleurs. Une autre manière de dialoguer avec l’histoire du château. Parce que, comme beaucoup de château, celui de Carouges est perdu en pleine nature. A travers mes propositions de fleurs, l’exposition fait écho à cette nature et se réfère aussi de manière directe à la tapisserie, celle d’Aubusson ou d’ailleurs. Il y a dans mes tableaux de fleurs des fonds qui dégoulinent, qui font penser à cette maille constitutive de la tapisserie. Il y a une volonté de s’intégrer, de raisonner avec l’histoire du site d’accueil.

2 - Quel lien y-a-t-il, à tes yeux, entre la figure et la fleur ? Comment s’opèrent les glissements entre ces sujets ? Peint-tu des fleurs comme on peint un portrait ?

Au début, j’ai travaillé le portrait jusqu’à le pousser dans ses plus grands réalismes, dans une série intitulée « Portrait et accessoires ». Je jouais la carte d’un genre qui n’existe plus : le Portrait de commande. C’est pour ça que les personnes portraitisées étaient affublées d’un accessoire incongru, comme un Pot de chambre chinois sur la tête ou une boîte de polystyrène autour du col. Mes peintures les révélaient à la fois sous leur meilleur profil et en même temps jouaient la carte de l’autodérision.

Ensuite, comme avec les séries « Kalashnikov » ou « Under the Skin », je me suis intéressé à un portrait qui était plus gestuel, plus vociférant, plus libre. Il y avait là une déconstruction du portrait, si bien que cela devenait quasiment abstrait. C’était une explosion de couleurs sur les quatre coins de la surface du tableau. C’est comme ça que j’ai basculé vers un univers qui permettait une totale explosion de couleurs : ce fut le domaine du floral.

Et même si on est dans le domaine du floral, on pourrait presque imaginer que ce sont des Portraits de fleurs, en effet. Par ailleurs, la série des fleurs s’appelle « Memento Mori ». Ces peintures pouvaient faire écho au contexte environnemental actuel, à l’idée de la pollution diluée, lavée, dans une espèce d’espoir d’une nature meilleure, d’une action de l’homme améliorée. Mais ça renvoyait avant tout à la notion de Vanité : « Souviens-toi que tu es mortel ». Comme dans le portrait, la fleur suggère la fragilité, l’inquiétude. Oui, nous ne sommes que de passage.

Il y a aussi une relation directe dans la façon de portraitiser soit les fleurs soit certaines figures, avec une économie de moyens. Très souvent, dans mes œuvres, la lumière est non peinte, c’est-à-dire qu’elle provient du fond blanc de la toile qui apparait en réserves. C’est une façon de faire un peu antagoniste avec la façon classique de peindre à l’huile où justement les blancs, comme chez Rembrandt ou Georges de La Tour, sont très empâtés et sont les lumières du Clair-Obscur. Chez moi il s’agit de la réserve. Je vais essuyer, nettoyer la toile pour essayer de récupérer cette lumière de départ. On pourrait dire une lumière principielle. Une lumière incréée, avant l’acte de peinture.

Ce qui finalement réunit le domaine du floral et du Portrait c’est la vraie question de la peinture : à savoir que le sujet n’est pas le sujet. Enfin disons que la couleur et la matière peinture l’emportent sur le sujet initial. Alors par exemple, dans le Portrait, il n’y a quasiment plus de représentation de la personne. La façon de peindre fait qu’on ne distingue quasiment plus ni les yeux ni la bouche. On ne peut plus identifier l’individu. Le prétexte est un choix de couleurs, comme c’était déjà le cas d’ailleurs au XVII siècle, avec par exemple certains portraits de Van Eyck ...

3 - Dans ta peinture, la question des maîtres justement est particulièrement vivante. De Van Eyck à Ingres, tu les revisites souvent. Peux-tu revenir sur ce dialogue et expliquer la nature du regard que tu poses sur la peinture ?

Le fait de revisiter les classiques de l’Histoire de l’art a toujours été, pour moi, une façon d’apprendre à peindre dans une grande diversité de problématiques. Je me suis surtout aperçu que le sujet était rarement le sujet. Surtout quand les artistes du passé faisaient un autoportrait. Je pense par exemple à Van Eyck que j’ai cité tout à l’heure et que j’ai revisité en peinture. Là, dans cet Autoportrait, intitulé « L’homme au turban rouge », clairement Van Eyck s’en fout de se peindre lui réellement. Ce qui compte c’est cette espèce de grand turban rouge qu’il a sur la tête, c’est cette touche de couleur qui est déjà une forme d’abstraction. Ce rouge sur le fond noir. Le sujet n’est qu’un prétexte à cette relation des deux couleurs, le rouge sur le noir. Très souvent dans la peinture, je m’amuse à essayer de retirer la substantifique moelle du tableau que je revisite pour l’extraire et l’exagérer complètement. Pour la remettre en avant, avec une forme de dérision, de liberté qui est inhérente à notre époque. Puisqu’avant, surtout avant Cézanne, il y avait des codes très marqués. Ce n'était pas figé, il y avait une très belle liberté d’expression, mais il subsistait des codes très classiques.

4 - Le sujet n’est pas le sujet, soit. C’est la peinture. Mais il demeure toutefois, à travers le choix de tes sujets, quelque chose de significatif : un attachement à la figure humaine. Comment perçois-tu cela ?

Le fait de s’attacher au portrait, qui est un des genres les plus présents, avec la Nature, dans l’histoire de la peinture traditionnelle, c’est déjà un questionnement sur soi-même. Peindre l’autre, c’est peindre soi. C’est s’interroger sur qui on est. C’est peut-être aussi éviter le sujet, sans complètement s’en dédouaner. Le fait de s’intéresser au portrait est une façon de continuer à apprendre à se confronter aux maitres anciens. Mais je me dirige de plus en plus vers une forme d’abstraction. Quand je peins, il y a des petites touches de couleurs qui ne sont pas complètement liées au Portrait mais qui résonnent avec lui et grâce auxquelles l’œil circule dans le tableau. Ça donne au tableau un équilibre qui me satisfait. Je sens que petit à petit c’est cette notion là qui prend le pas sur tous les sujets que je peins, que ce soit le floral, le portrait ou le paysage. Clairement, je me dirige vers une forme de liberté liée à l’abstraction. C’est la couleur, le geste, le dessus, le dessous, le fond qui revient sur la forme. Tout ce qui fait le vrai questionnement de la peinture : ce par quoi tu arrives à faire tenir un tableau.

5 - Cette liberté de la peinture, comment transparait-elle, dans les « Finger Paintings » dont certaines pièces seront présentées à Carrouges ?

Avec cette série de petits formats, je n’ai pas voulu utiliser de pinceaux mais seulement mes doigts trempés dans la couleur. Je me suis posé cette question : qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui avec une économie totale de moyens ? Avec la main, de la couleur, une surface. Tout comme pouvaient le faire nos ancêtres dans les grottes préhistoriques. Cette série interroge l’histoire de l’art depuis le pariétal à aujourd’hui. La question du corps, du gestuel, y est très importante. D’une autre façon, c’est comme quand je peins certains grands formats, c’est très physique, presque athlétique, je peux être complètement épuisé. Il y a une urgence, une rapidité d’exécution.

6 - Le rapport physique au modèle réel est-il essentiel dans ton approche du Portrait ?

Le modèle réel, en vrai, je l’affronte mais pas dans le temps de la peinture. Pour les « Portraits et Accessoires », je l’affronte au travers d’une prise de vue photographique. Cela peut être à l’atelier, où j’ai des lumières chaudes et froides qui me permettent d’avoir des nuances de couleurs sur le visage qui sont bien plus accrues qu’en lumière naturelle. Cela m’aide à m’affranchir de quelque chose de trop fade, pour pousser les couleurs, les tons. C’est un prétexte à la couleur. Cette prise de vue est assez longue, elle peut donner lieu à une centaine de photos parfois. Ensuite j’en choisis une qui m’intéresse pour l’expression du modèle, sa vivacité, sa fraicheur, sa fatigue... Puis il y a le temps de la réinterprétation, qui n’est pas face au modèle. Je ne travaille pas comme Matisse, qui adorait en séance de travail à l’atelier s’approcher du modèle, pour ressentir sa peau, son odeur. C’est intéressant car finalement on ne le voit pas du tout dans sa peinture mais il aimait ça.

7- Tu utilises donc la photographie en amont du travail de peinture, comme base. Qu’est-ce qui différencie, à tes yeux, la peinture de la photographie ?

Je pense que dans la peinture, il y a une liberté plus grande que dans la photo. Bien sûr en photo, on peut intervenir sur la lumière, le cadrage, rephotoshoper. Mais une prise de vue passe par le prisme d’un objectif, donc il y a une objectivité qui est liée à la photo. En peinture, le peintre peut avoir la volonté de tendre vers une ressemblance, d’aller vers une objectivité mais il peut aussi complètement la contourner. C’est ce que j’aime le plus, ne pas être dans une représentation objective.

Pour les séries « Kalachnikov » et « Under the Skin », par exemple, j’ai utilisé des photos Noir et Blanc. Ce qui m’intéressait c’était de partir d’un archétype particulier : un positionnement du corps, un attribut, quelque chose de très identifiable comme une chevelure très raide et longue ou des cheveux courts et hirsutes. A partir de cette base, qui me permettait de différencier chacune de mes peintures, j’allais ensuite m’affranchir de la ressemblance. Les yeux, le nez, la bouche, placés pas forcément aux bons endroits : tout devenait un vaste fouillis.

8 - Parmi les peintures exposées à Carrouges, l’Autoportrait est aussi présent. Comment t’inscrits- tu dans cette histoire-là, entre la dérision d’un Warhol et la profondeur d’un Rembrandt ?

J’ai réalisé des autoportraits où je joue en effet avec l’autodérision. Tantôt affublé d’un carton ondulé sur la tête, comme si j’étais parti dans les champs, explorer la nature, comme le ferait Van Gogh pour peindre ses paysages, à la recherche d’un sujet. Tantôt avec un pot de chambre chinois, en dandy mode chinoise. Ou parfois, dessiné avec des oreilles de porc : façon de se jouer de l’art de montrer son meilleur profil.

Mais comme chez Rembrandt, il y a aussi une quête d’intériorité. Il y a chez lui, la question de la lumière, qu’il cherche sans artifice. Et puis il y a toute la série des Orientaux où il s’affuble d’accessoires, délirants, il s’amuse, se déguise. J’adore aussi le déguisement, me jouer des codes vestimentaires. Il y a chez moi un côté fantasque. Se déguiser pour fuir une réalité ou pour vivre une chose extraordinaire, s’émanciper des codes. J’aime m’amuser et que chaque jour soit différent. La question de l’Autoportrait est souvent liée à ça.

9 - La peinture produite par les peintres de ta génération est volontiers hybride, de nature très hétérogène, elle mêle les écritures, passant d’un réalisme très poussé à un matiérisme très libre. Comment expliques-tu cela ?

Nous avons accès à toutes les possibilités de représentations. Nous sommes gavés d’images dans une totale diversité. Notre époque est complètement décomplexée. Elle ne veut pas se limiter à une seule partie du champ des possibles. Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir jouer d’un grand classicisme, de quelque chose d’éduqué, d’un grand savoir-faire. J’ai besoin de cette zone de calme, de repère, qui peut rassurer autant le peintre que celui qui regarde. Et en même temps, j’ai besoin de pouvoir être décomplexé par rapport à ce genre, hérité de la renaissance, et qui a été disloqué par les modernes, Cézanne, Picasso et d’autres. Ce serait dommage de ne pas utiliser toutes ces voies nouvelles.

 

C’est aussi une question d’énergie. Parfois j’ai envie de calme, je vais tendre vers des choses plus longues à élaborer. Parfois cette précision et cette lenteur m’agacent, j’ai besoin d’hurler, d’éclater, alors je pars sur des formats plus grands, plus gestuels. Il y a un rapport direct avec ce que je ressens, au moment où je le ressens. Avec mon état d’âme, avec ce que je traverse. Une série peut parfois durer plusieurs mois. Ça s’arrête quand j’ai le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Apparaissent alors de nouvelles problématiques que je veux aborder.

Dans toute mon approche de la peinture, s’il y a une telle diversité d’écritures, c’est parce que je peins pour ne pas m’ennuyer. C’est pour que chaque jour soit unique. La monotonie d’un métier où on fait toujours la même chose, ça m’angoisse complètement. Dans la peinture, j’ai envie de me surprendre, d’explorer des choses jamais explorées. De voir ce que l’on est capable de faire, quels sont les endroits de résistance, comment les contourner. C’est de ne pas m’ennuyer et de m’amuser aussi. L’autodérision c’est ce qui me permet de ne pas trop sacraliser la peinture. J’aime bien que cela soit frais, pas trop sérieux. Même si l’œuvre pèse et a quelque chose de respectable, évidemment. La peinture c’est de vivre chaque jour quelque chose d’extraordinaire. C’est ce qui m’a poussé à peindre. N’avoir aucune contrainte. C’est un voyage initiatique la peinture, un voyage de vie.

10- Dans ce voyage, demain, te prendrait-il l’envie d’explorer d’autres médiums que la peinture ?

Tout à fait, Ça fait 20 ans que j’ai le désir d’explorer la sculpture. Récemment, l’achat d’un nouvel espace particulièrement vaste va me permettre d’enfin matérialiser ce désir. J’ai quelques idées, des choses que je pressens. Comme le désir d’aborder la sculpture sur des bases assez classiques dans le sujet. Je vais sculpter des personnages mais de manière très libre. Je pense qu’il y aura sans doute des échos à la sculpture africaine dans laquelle il y a une grande interprétation. Mais il sera question de n’en reprendre que les codes, pas les formes. J’imagine qu’il y aura quelque chose d’assez monolithique. D’assez vertical. C’est ce qui fait le sujet du portrait : la verticalité. Je vais commencer par ça. Et je sais que j’aimerais mêler le plan, avec la ronde bosse : faire des choses en aplat et d’autres en volumes. Même si, en sculpture, l’aplat nécessairement devient un volume mais il peut se lire quand même comme un plan.

Je me suis toujours interrogé sur le rapport peinture/sculpture chez Cy Twombly. Ça n’a rien à voir, d’un point de vue formel, si ce n’est dans une approche de radicalité de ne pas définir des formes concrètes. Dans la peinture, il est dans une forme de gribouillage. Et dans la sculpture, il est dans une forme de non sculpture, un volume qui presque n’en serait pas un, qui ne dirait rien. Il y a chez lui, une volonté de ne pas décrire les choses, même si on peut parfois associer ce qu’on voit à un bateau, à des fleurs...Il y a une volonté de rester dans quelque chose d’inhérent à chaque médium : la trace pour elle-même dans la peinture, et le volume pour lui-même dans la sculpture. Ces questionnements m’intéressent.

Comme dans ma peinture, je pense que j’aborderais différents modes d’expression au sein d’une même sculpture. Il y aura sans doute plusieurs matières, qui s’accumuleront.

Après ce qu’il restera de tout ça, c’est la pratique qui le décidera ! ... Je ne sais pas ce que cela va devenir...